14 – Les Passeurs – Les mains sur le visage

Les vieux, on croit qu’ils chantent mais en fait, leur chant n’est qu’une prière qu’ils adressent à leurs souvenirs.
Leurs corps s’en vont comme leurs apparences, menacées par la fuite de leur image. Petit à petit, ils disparaissent devant un miroir qui s’agitant pareil à la surface de l’eau absorbe le reflet de leur vie.
Leurs voix s’enfuient également, s’étiolant identiques à la source qui se tarit. Les derniers filets de leurs musiques s’échappent, mettant tous les jours un peu moins en vibration un voyage intérieur et secret où rien ne semble avoir changé et où l’agitation de leurs esprits paraît s’élever jusqu’au vertige de l’immortalité.

Tout près, un enfant grandit dans les filets de sa grand-mère et, sans s’en apercevoir, apprend une langue qui n’est pas celle de l’école, l’occitan, et des chansons qui, dans cette même langue, s’installent dans les abris de sa mémoire.

De questions en questions, d’écoute en écoute, de regard en regard, de silence en silence, de complicité en complicité, naît un édifice construit par la grand-mère.
De la grand-mère à l’enfant – deux générations.
De l’enfant à sa grand-mère – une chanson.

Les vieux, on croit qu’ils chantent mais en fait, leur chant n’est qu’une prière qu’ils adressent à leur descendance.
La chanson s’installe tel un mammouth surgissant de la fonte des banquises avec son œil vert dévorant l’inattendu de l’horizon et la voix de l’enfant trouve la trace d’un chemin caché sous la neige.
Sa grand-mère porta sa mère
Sa mère porta l’enfant
Quant à l’enfant, son tour est venu de porter sa grand-mère

Les vieux, on croit qu’ils chantent mais en fait, leur chant n’est qu’une prière qu’ils adressent à la rondeur de l’éternité.
Tout près, de plus en plus près, l’enfant chante à sa grand-mère la chanson qui les unit, les confond et les sépare.
Dans cette perfection de la reconnaissance, persuadées d’être dans l’autre, le désir est grand de s’abandonner à l’envie de disparaître puisque l’essentiel est passé de l’autre côté du miroir.
A quelques centimètres, les mains posées sur le visage de sa petite-fille, la grand-mère continue d’écouter la chanson en la caressant doucement.

Les vieux, on croit qu’ils chantent mais en fait, leur chant n’est qu’une prière qu’ils nous adressent avant de mourir

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.