17 – Les Passeurs – Un vélo dans le cabourlot

-Ce n’est pas la peine, n’y allez pas.

-Vous parlez bien du musicien qui joue de la cabrette et de la vielle à la sortie du village ?
– C’est bien de lui dont je vous parle et je vous redis de ne pas y aller.
– Nous voulons seulement l’entendre et le voir jouer de ses instruments, pour le reste…
– Comme vous voudrez, je vous aurais prévenu. Par contre, si c’est des musiciens que vous cherchez, j’en connais d’autres et qui savent la musique.
– Ce n’est pas utile.
– Je comprends, mais pour nous, c’est une honte dans le village et on se passerait d’avoir ce genre d’énergumène chez soi. Vous parlez d’un exemple. Si des gens comme vous s’intéressent à lui, c’est la fin de tout.

Traversant la cour de sa ferme :
– C’est le monde à l’envers, les jeunes d’aujourd’hui…

Après nous être annoncés, la maison resta silencieuse.
– Monsieur Garigoux, il y a quelqu’un ?
– Que voulez vous ?
– Parler de musique, de cabrette, de vielle.
– Et alors ?
– Vous en jouez encore ?
– Oui, et alors ?
– Nous aussi.
– Si vous savez en jouer, allez-y, je vous écoute.
Jouer devant du public, des paysages, l’intérieur vacillant d’une cheminée; pourquoi pas. Mais jouer devant un mur clos … !
La maison apparaissait comme une tentative ratée d’architecture et de simple maçonnerie. Elle était le produit ou le résultat d’assemblage de restes oubliés par le travail de ceux qui savent faire, posée dans le désordre d’une sortie de hameau. Cachée derrière un croisement de buttes, elle comprenait un pigeonnier fait de deux étages de neuf mètres carrés coiffé d’un béret de tôle et d’une série de cabanons maintenus en équilibre par le désordre définitif de leurs contenus. Le chien avait depuis longtemps perdu la voix et il rongeait les pierres mises à jour par son immuable parcours.
De ce donjon de pacotille, le silence avait repris sa course.
Rendus à l’évidence, comprenant soudain l’expression « au pied du mur », nous sortîmes nos instruments et nous nous mîmes à l’ouvrage.

Au bout de trois ou quatre mélodies sortant du fond des pierres et vibrant dans le tuyau du poêle qui traversait un « fênestrou », une voix nous dit :
– Oh, mais c’est pas mal du tout. Bougez pas , j’arrive
Quelques minutes plus tard, la seule fenêtre de l’étage s’ouvrit.
Un homme hirsute apparut, comme enrubanné de barbe et de cheveux sculptés par un interminable abandon. Penché à la limite de la chute, il joua de la vielle et de la cabrette.
Il fit entendre le son surréaliste d’instruments dont nous pensions connaître et maîtriser les limites.
Assis sur le mur ceinturant son château fort de fortune, nous restâmes, la tête en arrière, un long moment stupéfaits par l’information qui nous venait du ciel.
– A vous la jeunesse.Tout en gardant le corps renversé afin de ne pas perdre le contact avec notre personnage, nous lui jouâmes nos airs les plus connus.
– La dernière, c’est la Mourrallado, mais vers la fin, j’ai une note qui change.
Et il la joua avec sa cabrette. Tout devint clair : nous ne comprenions rien.
– Les gars c’est l’heure, la musique ne nourrit pas son homme et le jour a les dents longues.
La fenêtre se referma sur ce propos et nous nous retrouvâmes seuls sur le petit mur à ranger nos instruments comme des somnambules se retrouvant nus au milieu d’une foule ricanante.
Alors que nous partions, venant de l’intérieur des pierres et résonnant à nouveau dans le tuyau du poêle, sa voix chanta sur le même mode :
– Quand la lune a des joues, je joue
Quand le bout boue, c’est tout
Et quand vient le jour,
C’est trop tard
Hilare, Richard du lard
Mais quand la lune est debout
Je joue, un bout et c’est tout.

Perplexes, nous le quittâmes et décidâmes de revenir plus tard.
Quatre ans passèrent.
Les orties et les ronces avaient accéléré l’oubli du pigeonnier derrière une clôture de fil de fer barbelés. Décontenancés, nous partîmes jusqu’au moment où nous croisâmes le voisin :
– On se connaît, c’est vous les musiciens qui étaient venus chez le père Garigoux. Cette fois, pour le voir, il vous faudra prendre une échelle, vous êtes pas rendus.
Traversant la cour de sa ferme :
– Il était fou…, fou à lier et pauvre fou. Pas fou dangereux mais dangereusement fou, si fou que l’hiver passé, son fourneau ne dégageant pas assez de chaleur pour monter à l’étage où il dormait, il a fait un trou d’un mètre carré dans le plancher.
Il circulait sur les bords. Pour aller se coucher, sans lumière, il aurait pu se tuer. C’est comme ça… L’hiver, il clouait les draps et les couvertures aux montants du lit pour ne pas être découvert durant la nuit en se retournant.
Il y a deux ans, il a fait un froid à ne pas jeter un caillou en l’air, il ne serait pas redescendu. C’est cet hiver qu’on l’a retrouvé mort. Il était dans son lit, sa vielle et sa cabrette à ses pieds, glissé raide dans ses draps et ses couvertures cloués et recouvert de son vélo pour se réchauffer davantage… de son vélo pour avoir plus chaud… en guise de couverture. Pas fou le Garigoux, fou à lier, pauvre fou… un vélo dans le cabourlot, et vas y que je pédale … A cette heure, il doit être loin. Prenez de l’élan pour le rejoindre ou montez sur vos clarinettes et allumez la mèche car il y a du chemin à faire pour aller aussi haut.

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