32 – Les Passeurs – Vous avez connu Foucault !

– Allo, Olive ?… Oui… Ca va ? … Oui, oui… Ecoute, le boucher qui passe au Monteil de Chalvignac a dit à ma belle-mère que son père jouait du violon au Falgoux… Sûrement… Plus de 80 ans… Oui… Bien sûr, c’est pour ça que je t’appelle… D’accord, n’oublie pas de prévenir Jean-Pierre… Salut, à samedi.
Magnéto et violon en coffre, la 2 CV se plaça sur la sinusoïdale du parcours. Après avoir suivi les eaux du Mars saoules de remous dans ses marches de basalte, le village du Falgoux nous apparut comme un repaire d’aigle où le fond du nid était encore chaud. Nous sortîmes du véhicule et nos yeux restèrent fixés sur la fenêtre du ciel qui suivait les contours de la montagne où se dessinait le vol d’un rapace. C’est alors que la place s’ouvrit. Nous oubliâmes notre appréhension, nos narines s’imprégnèrent d’une véritable présence humaine : ça sentait les pommes de terre cuites au saindoux comme nulle part ailleurs. Des lambeaux de fumée sortis des cheminées étaient retenus par les toits et les arbres et finissaient leurs courses en glissant doucement à nos pieds. Des brouillards transparents contenaient des odeurs de bois où s’étaient mêlées celles plus ténues des jambons.
Nous étions au Paradis, portés par des images d’un temps rêvé.
En fait, nous construisions sans le savoir un contexte nous paraissant convenir au personnage que nous venions voir : un individu qui n’était que dans nos têtes, transformé par les égarements de nos discussions. Jusqu’alors, nous ne l’avions jamais vu.
La place traversée après avoir observé l’état des lieux, nous nous sommes dirigés vers le café le plus ancien afin d’y dénicher un renseignement sur l’endroit où nous pourrions trouver Gustave Hithier, car tel était le nom de cette légende que nous commencions d’écrire.
-Lequel, d’Hithier ?
-Gustave
-Ah… Vous le trouverez chez lui, à la forge. Vous pouvez pas vous tromper, vous suivez tout droit et vous vous arrêtez dès que vous voyez une ancienne pompe à essence rouge : c’est là. S’il n’y est pas, allez au restaurant en face, il y mange tous les jours. Là aussi, vous pouvez pas vous tromper, c’est le seul qui garde son béret.
– Merci
– Vous lui voulez quoi, au juste, à Gustave ?
– Lui parler de sa musique.
– Ah ! le violon…
Tout y était, la maison, le violon… On le voyait déjà. Si notre informateur ne nous avait pas regardés partir, nous aurions couru jusqu’à la pompe à essence. Devant la forge, l’erreur n’était pas possible : c’était bien là.

J’allais frapper quand la porte s’ouvrit, laissant apparaître Gustave Hithier qui nous regarda un quart de seconde. Il sortit, nous obligeant à nous reculer pour ne pas le gêner, nous tourna le dos et ferma sa porte à clef. Ayant fait à nouveau demi-tour, il se retrouva face à nous.
– Vous cherchez quelqu’un ?
– Monsieur Gustave Hithier
– C’est là, mais il s’en va.
– On est venu pour vous parler de musique… Vous jouez bien du violon ?
– Dans le temps, mais tout ça est bien fini. Bon, il faut que je m’en aille… Au revoir.
– On aimerait parler avec vous des musiciens du pays.
– J’en ai connu, et des fameux, mais aujourd’hui j’ai pas le temps.   Revenez demain.
– Merci, à demain.
Sur le chemin du retour, nous étions fous de joie. Il était en vie, en pleine forme et rien ne pouvait s’opposer à ce qu’on réussisse à le faire jouer du violon.
Le lendemain, nous nous sommes arrêtés en face de sa maison et nous avons circulé de la forge au restaurant sans le trouver. Ce n’est que deux heures plus tard que nous avons appris qu’il était parti à Saint-Martin-Valmeroux pour assister à un match de foot qui engageait l’équipe de son village : raté !
Le retour se fit en silence.
Les semaines ont suivi à l’identique : notre homme disparaissait systématiquement sous des prétextes et nous fixait des rendez-vous de lendemain jamais tenus, occupé qu’il était par les pompiers, un concours de belote, un autre match, un repas d’anciens, une réunion de famille… L’enfer !
Jamais musicien n’avait été aussi rétif. Nous dûmes remettre en cause notre approche qui ne semblait pas convenir au spécimen que nous voulions prendre dans nos filets. Il devait se méfier de cette génération qui, soixante ans plus jeune que lui, ne pouvait que tourner en dérision son univers musical. Il écoutait la radio et regardait les musiciens qui agitaient le bleu de l’écran. Il restait persuadé que lui seul pouvait partager ses souvenirs avec son violon.

 

Ce samedi là, nous reprîmes le chemin de l’impossible. Nous savions après tous ces mois que l’échec était là, une défaite de plus en plus lourde à porter sur le chemin qui séparait notre voiture de sa porte toujours close. Nous nous étions même surpris à penser que lors de nos visites il restait installé sur une chaise à l’étage de cette maison infranchissable dont le rez-de-chaussée était occupé par la forge et qu’il attendait que la 2 CV reparte pour sortir enfin, libre, sur la place.
Comme des automates, nous avons frappé une nouvelle fois à sa porte. Piteux voyageurs d’un temps égaré, groupe de gitans demandant à rempailler de vieux violons, nous fûmes désarmés quand nous entendîmes l’escalier craquer sous les pas de celui qui descendait pour ouvrir la porte et qui sans la moindre surprise nous dit :
– Bonjour, messieurs aujourd’hui c’est la fête des écoles, il faut que j’assiste au spectacle, mais demain, je serai libre.
– A quelle heure ?
– Venez à deux heures.

 

A une heure, nous étions sur place, nous attendions. Cinq minutes plus tard, nous le vîmes sortir. Nous le saluâmes sans oublier de nous excuser d’être en avance. Pris au piège de son propre jeu, il fit demi-tour, et nous invita à rejoindre le premier étage de sa maison.
Il nous fit asseoir autour de la table. Jean-Pierre était face à lui, Olivier à sa gauche et moi à droite dans l’ombre de son regard car il savait, suite aux quelques phrases que nous avions pu échanger, que je ne jouais pas de violon.
La discussion s’engagea entre personnes possédant le même langage. Je pouvais ainsi à loisir observer son environnement. Une seule pièce. Du côté des fenêtres donnant sur la place, se trouvaient la cuisinière et l’évier : le coin où il pouvait faire un peu de cuisine le soir. Une grande armoire suivait pour faire le lien avec le lit couvert d’un tissu blanc. L’ordre régnait, la cuisinière brillait et le dessus du lit ne laissait pas apparaître le moindre pli.
– Jouez moi un morceau que j’écoute ce que vous dîtes. Jean-Pierre et Olivier sortirent leurs violons des étuis et durant le temps de l’accordage, j’en profitais pour installer le magnétophone avec le plus de discrétion possible, des précautions inutiles car je n’existais pas.

Ayant au cours de ces longs mois d’attente rassemblé tous les éléments concernant notre musicien fantôme, nous savions avec qui il avait appris, où il avait joué et une partie des sources de son répertoire. Nous savions également que Foucault de Riom, violoneux de renom et mort avant la guerre de 1914, avait été un de ses modèles en dehors de son père et surtout de son grand-père.
Des fragments d’informations qui venaient se rajouter aux phrases qu’il nous lançait au vol entre deux rendez-vous ratés :
– Mon frère aussi jouait du violon. Il sera là cet été. Il habite cette maison couverte en lauzes.
Et encore :
– Mon grand-père était violoneux et forgeron, mon père était forgeron et violoneux et moi, je crois que je suis violoneux et forgeron.

Conscients de l’enjeu, Jean-Pierre et Oliver jouèrent sans l’annoncer une bourrée de Foucault. Tout était là sur la table, le son, le style, le rythme, l’histoire… tout. Ils jouaient leur vie devant cette montagne de résistance qui, de la place où je l’observais, se fissurait de note à note. Je sentis son corps l’abandonner. Je vis cet homme dense et massif aux mains en forme d’étau où les os paraissaient démesurés, se pencher légèrement sur son siège et dans les plis de son visage, je vis des larmes couler le long de ses joues.
Le morceau fini, les violons redressés et en appui sur les cuisses gauches des deux jeunes musiciens, il les regarda un instant et dit :
– Vous avez connu Foucault !?
Le temps s’écroula, compressant sur près d’un siècle l’histoire dans laquelle sombraient les trois personnages que j’avais dans mon champ de vision.
La musique venait d’établir un raccourci saisissant qui allait devenir l’espace d’une complicité sans faille et sans fin. Un chemin qu’il se proposait d’entretenir pour qu’on revienne le voir, car désormais, il avait le temps.
D’un bond il se leva, se dirigea vers l’armoire qu’il ouvrit en grand. Juste à hauteur d’homme posé sur les piles de linge parfaitement pliées, le violon était là. Il le saisit, s’empara de l’archet et leur dit :
– Et celle-là, vous la connaissez ? C’est une bourrée du grand-père.
Nous ne la connaissions pas, pas plus que les dizaines qui suivirent. Par contre, nous fûmes surpris par la couche de colophane qui tout autour du chevalet était le signe d’une passion jamais mise en sommeil.
De cette rencontre, la musique roula d’un violon à l’autre  lors de rendez-vous jamais ratés, jamais oubliés, toujours souhaités et attendus.

– Allo, Olive.. Oui… Ca va ?… Oui, oui… Ecoute, le boucher qui passe au Monteil de Chalvignac a dit à ma belle-mère que son père était mort… Oui… Bien sûr, c’est pour ça que je t’appelle… D’accord, n’oublie pas de prévenir Jean-Pierre… A samedi.

Après avoir suivi les eaux tumultueuses du Mars, le village du Falgoux nous apparut. Sortis du véhicule, nous restâmes les yeux fixés sur la fenêtre du ciel qui suit les contours de la montagne où se dessine la forme immense d’un aigle qui nous attend.

Texte inspiré par Gustave Hithier, Le Falgoux (15)

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