Le bûcheron

I. Tatati et tatata

La porte franchie, la pièce unique était à l’image de ce qu’il était :

– d’une part un homme sédentaire avec table, chaise, lit, cuisinière et placard ;

– et d’autre part un bûcheron avec bidons d’huile, d’essence et de graisse, outils en tous genres et plusieurs tronçonneuses associées à son mobilier, dans leur entier ou en pièces détachées.

De toute évidence il aimait son travail, car il prenait ses repas en sa présence, la table étant un établi, et il dormait avec cette étrange compagne, car une de ces inquiétantes machines était allongée sur les couvertures.

– Fermez vite la porte qu’il fait un froid à rejoindre les taupes ! Alors comme ça, c’est vous qui vous intéressez à l’accordéon ? Ah, nom de Dieu ! on peut pas dire que j’ai pas aimé ça, car je l’ai secouée quelque chose, cette caisse à ressorts ! Y’avait que ça de vrai dans le pays, ça faisait sauter les filles comme des chèvres dans la luzerne. La jeunesse était gourmande et pas regardante à cette époque. Je vous parle de juste après la guerre – pendant, on jouait en tenue de camouflage, fallait pas se faire attraper par les « boches » et les collabos qui grouillaient autour. Bon alors c’est pas le tout, je vous sers quoi ? Du rouge ou du blanc ?

– Le rouge fera l’affaire, mais à peine.

Inutile de donner la moindre indication de volume ; c’est la grandeur du récipient qui détermine la dose et du rouge dans des verres à bière vous donne une idée de l’effort que nous allons devoir accomplir.

– Je vous préviens, pour l’accordéon, j’en ai plus depuis longtemps, mais j’ai encore tout dans la tête. D’ailleurs je me les chante de temps en temps et quand j’ai su que vous veniez aujourd’hui, j’ai tout révisé depuis quelques jours. Vous êtes prêts ?

– Une minute, le temps d’installer le magnétophone… ça y est.

– Je vais vous chanter une bourrée de mon grand-père, qu’il jouait à l’harmonica.

Tata ta, tata ti, toto ta, tota ti, tata ta…

Durant deux à trois minutes, il étira un chapelet d’onomatopées au rythme de la bourrée.

– Elle vous plaît ? Je crois que c’est un de mes airs préférés et pour la danse, elle est impeccable. Tiens, une polka :

Tatati et tatata, tata tata et tatatère, tatati et tatata, tratatala et déridéra…

Durant deux à trois minutes, il redéroula cette nouvelle suite d’onomatopées.

– Celle-ci, ah ! y’a pas à dire, elle a une cadence à mettre le feu aux fesses d’une nonne. Allez, une petite valse : lalilali, talila lali, tilalita, tilalila liléra…

Puis vint, associé à des commentaires liés aux mélodies que nous n’entendions pas, le reste de son répertoire qui nous laissa dans un état de semi-délabrement, tellement il nous était difficile de rentrer dans sa tête pour en extraire les airs et tellement le rouge aggravait notre état de spécialistes des eaux gazeuses.

Après avoir rangé notre matériel imbibé de graisse et avoir mis de l’huile sur tout ce qu’il était indispensable de protéger, nous partîmes, persuadés que nous avions un problème de perception acoustique et qu’il fallait en urgence faire analyser nos appareils auditifs qui n’entendaient, semble-t-il, que la rythmique des musiques traditionnelles creusoises, car avec Jean-Jacques Lecreurer, nous étions bien dans cette nature qui est désormais de plus en plus seule à gérer la maîtrise de son espace.

André Ricros

20 février 2005

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