Le jardinier

Dire qu’il aimait son jardin, c’est minimiser sa passion. Dire qu’il était un jardinier fou, c’est marcher sur ses plantations. La seule chose que je pourrais vous dire, c’est d’aller le voir dans son potager.

– Reste où tu es, ne bouge pas sinon tu vas envoyer des vibrations et retarder le départ de mon régiment de petits pois qui va se mettre en route, car l’arrosage que j’ai fait il y a un quart d’heure doit les avoir réveillés. Tu entends ?

– Non, je n’entends rien.

Il se coucha en plaçant son oreille contre la terre fraîchement travaillée.

– Fais-en autant – Ce que je fis.

– Maintenant, tu entends ? Ils battent du tambour contre leurs parois. Respire doucement, écoute bien. Là, ils vont taper jusqu’à déchirer les membranes. Le rock à côté, c’est de la gnôle d’alouette. T’as à peine le temps d’en avoir l’odeur que c’est déjà évaporé. Mais là mon gars, ça cogne et ça résiste, ça cogne et ça insiste et ça cogne et ça craque. Ça y est, ouah la vache ! ça, c’est du petit pois de première ! C’est parti, un bout vers le bas, un bout vers le haut. Maintenant il faut attendre car il leur faut un moment pour se remettre. Tu parles d’un boulot ! Si tu veux entendre la suite, reviens demain après-midi, avec un peu de soleil, ça aide et c’est plus clair.

Sur le chemin du retour, moi qui n’ai rien entendu, je me demande ce qu’en pensent les petits pois. En fait, ils se marrent. Oui c’est ça, ils se marrent. Je ne voulais pas y revenir. Imaginez : passer une heure couché, l’oreille plaquée contre la terre fraîchement agitée, à écouter le vide avec autour, des jardiniers, seuls ou en famille, qui vous regardent du coin de l’œil.

– Avance lentement, ça barde en-dessous.

On se couche sur le même emplacement que la veille.

– Ils sont partis de bonne heure. La troupe avance avec au moins un centimètre de racines et presque autant de bras. Tu peux y aller, avec le sol que je leur ai préparé, ça ne peut que rouler, pas un caillou, tout trié à la main.

Écoute bien. Regarde-moi ces tiges qui montent. Oh, de temps en temps, elles rencontrent un obstacle ; c’est les coups et les petits craquements. Tiens là… et encore là, tu vois.

Par contre les racines, ça passe avec plus de souplesse. Elle s’en fichent de rentrer droit. Ce qu’elles veulent, c’est du casse-croûte, un point c’est tout.  Leur son est plus doux, comme un frottement de papier de verre sur du bois. Écoute, c’est par dessous le reste, plus grave, comme un tapis sonore sur lequel la tige pousse vers la lumière.

Cette année ils sont pressés, ces petits pois. Des stars qui veulent frimer au soleil. Faut dire que je les ai bien choisis, bien gras, bien ronds, bien verts, de premier choix mon gars…

Merde ! Écoute ça, nom de Dieu de nom de Dieu, que je la repère, cette garce qui troue à fond les manettes pour me les avaler. Mais c’est pas possible, elle est en train de m’en boulotter un, tu entends les craquements ? Elle doit avoir la dalle, car elle tire sur la tige et les racines, tout y passe. Bouge pas, je vais aller l’aider moi, cette fouineuse de mes deux.

Il partit en souplesse pour ne pas effrayer le reste de sa tribu et revint avec un ustensile genre tranchant à asperges. Il reposa son oreille en glissant au-dessus du sol comme un reptile. D’un coup il planta son appareil et le retira tout aussi vite avec au bout, l’air surpris – on le serait à moins – notre larve la bouche pleine.

– Et crac, mon lascar ! Finie l’orgie dans mon garde-manger. Et voilà le boulot mon coco, t’as vu ? Faut pas jouer au plus malin avec moi, j’ai les esgourdes dans la terre comme un furet. Bon, un peu d’eau sur les petits pois pour leur faire oublier ce stress. Et que les terroristes se tiennent à carreau car le père Polo veille sur le magot !

Je l’ai salué bien bas comme si j’étais persuadé à cet instant qu’il ne fallait pas le contrarier et je suis revenu sur mes pas en effaçant toutes mes traces, pour être sûr de ne plus jamais retrouver le chemin qui mène à ce potager. Mais de temps en temps, tout au long du retour, je me retournai et regardai au-dessus de moi pour vérifier si une oreille immense n’était pas en train de m’écouter marcher.

André Ricros

22 février 2005

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