Finette

Après avoir passé le temps du repas sous la table, je bougeais comme chaque jour dès que la main de mon maître m’apparaissait, tenant au bout de ses doigts la croûte de fromage qu’il m’offrait le soir en récompense de la journée passée à le suivre d’un bout à l’autre de la ferme.

J’attendais ce moment avec impatience. Je lui prenais le bout de cantal de la pointe des dents sans le toucher et j’allais m’allonger, la tête posée sur mes deux pattes de devant au plus près de la cheminée.

Là, couchée, je fermais les yeux, faisant semblant de dormir, mais à travers le filtre des poils qui

protégeaient mes oreilles, j’écoutais tous les sons de la pièce et, mes naseaux grands ouverts, je sentais cet air qui bougeait, transportant parmi les odeurs de bois qui se consume celles du tabac de la cigarette que mon maître venait d’allumer sous la lampe, avant de se déplacer vers le cantou.

Hormis les bruits de couverts et de bouches qui aspirent et qui mâchent, le repas avait été silencieux, rien ne se disant sous l’unique ampoule. En un tournemain, la table fut débarrassée et la vaisselle faite par ma maîtresse. La cigarette allumée, mon maître venait à pas lents s’asseoir sur un des deux petits bancs de chêne recouverts d’un coussin de velours rouge, qui trônaient de part et d’autre de l’âtre.

Je ne sais pourquoi, mais c’est à ce moment que le maître et la maîtresse discutaient tous les deux. Je profitais de ce temps où la pièce me paraissait plus petite dès que la lampe était éteinte et que

seules les flammes nous éclairaient. J’adorais les écouter. Leurs voix me berçaient et j’aurais aimé passer toute ma vie là, à les entendre, mais je savais que le temps m’était compté et qu’il fallait que je me prépare à sortir dans la nuit pour rejoindre ma niche et la surveillance de la basse-cour.

Je continuais à simuler le sommeil pour ne pas provoquer le moment où l’on m’inviterait à m’en aller et à les laisser seuls, le temps de la veillée.

Sans que j’eusse pu prévenir son mouvement, la main de mon maître se posa sur mon dos et caressa mes poils avant de me dire doucement pour ne pas me brusquer:

– Ma Finette, il faut t’aller coucher, c’est l’heure.

Comme je ne bougeais pas, il continua à me caresser. Chaque seconde gagnée était un temps infini de bonheur d’être avec eux dans leur chaleur et dans leurs voix.

– Allez Finette!

– Si tu t’y prends comme ça, tu peux y passer la nuit, elle ne bougera pas.

C’est vrai que cette perspective m’enchantait. Passer la nuit dans la maison, toute la nuit à les écouter dormir, à les regarder dans leur sommeil et à les surveiller, afin que rien ne leur arrive. La main de mon maître me tapota le crâne comme pour me réveiller alors qu’il savait que je faisais semblant. Pour ne pas lui faire de peine, j’ouvris un oeil et remuait la queue.

– Dehors ma belle, la nuit t’appelle.

Il fallait que je me lève et il fallait que je quitte les lieux. L’heure était venue et rien ne pouvait prolonger mon plaisir d’être avec eux à moins que je n’invente encore un stratagème.

Me redressant, je posais ma tête sur ses genoux.

Là, il me regarda en souriant: il avait et il me caressa le museau.

– Henri, cette chienne te rend gaga. Mets la dehors avant que je le fasse. Tu vois bien qu’elle te fait tourner bredin avec ses manières.

En tournant la tête vers ma maîtresse, je vis qu’il fallait que je quitte les lieux et avant que mon maître ne me le demande à nouveau, je partis en direction de la porte, la tête et la queue basse pour tenter une nouvelle fois de les attendrir. Devant l’ouverture, la nuit m’aspira et dans son abîme alors qu’ils allaient tous les deux passer une autre veillée à discuter sans moi, au coin du feu, avant d’aller se coucher, le temps de digérer leur dîner. Les pieds retiré de ses galoches et tendus vers les braises, somnolent, il lui arrivait de se faire brûler les chaussettes. Dehors, je regardais la profondeur de la nuit qui avait sauté par-dessus la haie et, écoutant tous les bruits qui me maintiendraient éveillée jusqu’au jour, je revins vers la maison fixer un instant la petite lueur qui vibrait contre la fenêtre, avant de m’enrouler dans ma niche placée entre le buis et le rosier qui grésillait dans le vent.

André Ricros

2 Comments

    1. LADONNE

      Voilà qui rappelle des souvenirs à Pierre… mais SA Finette, à l’époque de Barrès, ne lui avait jamais parlé ! ! ! pourtant, elle mettait le même empressement à aller se coucher – mais dans l’étable – elle !

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