D’ailleurs c’est ici ou la dualité de l’être – 2/6

Scène 2

Patte folle déboule dans le lieu où il a laissé son compagnon avant son départ pour le trimard.

PATTE FOLLE – Oh ! Main à la retourne, oh ! oh ! Si les monolithes se mettent à marcher, il ne me reste qu’à trotter sur la tête. A moins qu’il soit passé sous terre à force de stagnation. Serais-tu là dispersé dans la poussière du chemin, dans les herbes du talus ? Oh ! La Retourne ! Un signe avant que je m’étonne de tant d’imprévu.

MAIN A LA RETOURNE – Arrête de brailler, que tu déranges la nature, du moins celle-là  et moi, ça me vrille, ça me fissure. Alors comme ça, tu es perdu dans ton village, atteint par l’amnésie du voyageur pendulaire qui fait un pas à droite, un pas à gauche et qui ne sait plus son nom dès que survient l’inattendu dans sa pauvre mémoire de perturbé du temps.

PATTE FOLLE – A cette heure, t’es toujours assis là à cette place qui a la forme de ton postérieur de plomb vissé jusqu’à l’autre côté du globe pour éviter d’être projeté dans l’univers. A moins que tu aies réfléchi et que tu t’apprêtes à bouger toi aussi, fuyant ce pauvre pays sacrifié, vendu au premier venu, bafoué, violé, oublié par ceux qui lui doivent tout.

MAIN A LA RETOURNE – Traverser le pays, ça t’as pas appris à te taire ni à raisonner avant de dire tout et n’importe quoi. Quelle heure as-tu ?

PATTE FOLLE – Six heures… L’heure où tu es installé depuis belle lurette dans ta bauge.

MAIN A LA RETOURNE – Cet idiot s’est mis à la nouvelle heure comme les tabanas de la ville. Tu as un tour d’avance sur le soleil et ça se croit malin ! Tu avances pour rien. Regarde le soleil, il est comme moi à l’heure. Quand je pense mon pauvre Patte folle, que tu viens de jeter une heure au fossé, mise en miette, cassée, brisée, irrécupérable et irréparable – c’est le pire des gâchis que tu puisses faire: gaspiller du temps qui sera déduit de ton compte.

Cesse donc de croire que le rouge-gorge a avalé du soleil, que le rouge-queue l’a trempée dans le sang du Christ et que l’alouette s’est mariée avec le pinson. (Il chante un bout de la chanson « L’Alouette et le pinson ».) Cesse de penser qu’il est possible de dérégler la pendule de l’univers comme tu le fais avec ta breloque bonne à faire rire le premier coq de ferme, y compris celui en ferraille qui trône tout en haut du clocher du village.

En attendant, je m’assoie et tu me racontes ton histoire puisque tu es là pour ça, n’est-ce pas ? Et neuf mois sans rire c’est pire que de mourir de soif… Crois-moi, tu m’as manqué.

PATTE FOLLE – Commence pas, sinon je m’en retourne.

MAIN A LA RETOURNE – A toi, l’explorateur de mondes inconnus.

PATTE FOLLE – S’il te plaît, arrête de la ramener. Quand on n’a pas le moindre courage et que l’on ne prend pas le moindre risque, il serait bon que tu aies l’intelligence de l’humilité et de l’écoute mesurée.

MAIN A LA RETOURNE – c’est d’accord allez, envoie par un bout. Je suis tout à toi.

PATTE FOLLE – Je suis parti comme prévu avec le bardât et le stock de la veuve Hériller et comme prévu, j’ai fait tout le circuit du vieux.

MAIN A LA RETOURNE – C’est un bon début mais je te fais remarquer que tu es déjà à la fin de ton récit.

PATTE FOLLE – Comment veux-tu que je te raconte quoi que ce soit avec tes commentaires de froussard effrayé par son ombre et le premier bout de terre qui dépasse les limites de son trou. Bon, toujours est-il que je suis parti et que je suis allé jusqu’au bout. Tu peux causer mais j’ai tenu les neuf mois comme prévu, sans jamais flancher ne serait-ce d’un pas, du matin au soir sur les traces de mon parapluie. (Il l’ouvre.) Tu peux regarder, j’ai suivi tout le tracé sans prendre le moindre raccourci, toujours devant, un pas devant l’autre et ainsi de suite sans jamais m’arrêter.

Le courage à la main, serrée entre les dents, jamais relâchées, toujours debout, fier, dans l’orgueil de mes engagements, de la parole donnée, du devoir à accomplir, du travail à faire, du besoin de réussir, de gagner, de devenir ce que j’avais décidé, d’atteindre mon objectif, de dépasser toutes les embûches que sont les gens, le voyage et le temps. Je me doute que tout cela t’est étranger, voire impossible à comprendre, lorsqu’on est un pantouflard de prairie ou un voyageur de cour de ferme. Toujours est-il… je l’ai fait.

MAIN A LA RETOURNE – Ton histoire ressemble étrangement aux contes de ma grand-mère.

PATTE FOLLE – Je t’en supplie, change de ton. Je voudrais pouvoir te faire part de ce que j’ai vécu durant tout ce temps et ce que j’ai pu découvrir et apprendre de cette aventure. Je voudrais pour une fois être sincère. Je te raconte et à ton tour, tu me dis ce que tu as pensé, rêvé et peut-être réalisé. De ces neuf mois il a bien dû naître quelque chose. (après une longue respiration)

Je suis donc parti comme tu l’as vu, la fleur au fusil, sûr de mon coup, et de ce point de vue j’avais raison. Là où les choses se sont compliquées, c’est qu’au fur et à mesure que j’avançais je m’apercevais que le contrat passé avec la veuve Hériller était un marché de dupes, qu’elle m’avait trompé, abusant de ma naïveté et de mon manque d’expérience.

Tu sais, manger tout et n’importe quoi et n’importe où, dormir dans les granges ou dans les fossés, avoir trop chaud ou froid à ne plus sentir son corps, être trempé durant des semaines dans le vent et l’indifférence, passe encore. La volonté rééquilibre et nous réconcilie avec nous-mêmes et de la volonté tu le sais, j’en avais emporté un grand sac… Mais s’apercevoir que le bardât ne tiendrait pas, qu’il était rafistolé et que je devrais dépenser ce que je ne gagnais pas pour le faire réparer m’a fait maudire cette vieille carne de veuve Hériller, d’autant que je devais lui rendre le tout en état. Mais surtout ma rage fut de constater que le stock qu’elle m’avait confié était impossible à vendre car constitué des reliquats de son mari.

La misère. L’enfer, oui, l’enfer de ne pas pouvoir faire mon travail, de ne pas avoir de quoi me payer à manger et de devoir survivre avec la vente de babioles sans importance, alors que je devais lui donner un montant fixe que je n’avais toujours pas réalisé passé six mois sur les routes et les chemins. Devenir fou et toujours suivre la carte du parapluie, toujours avancer en espérant trouver le bourgeois qui allait s’offrir un couteau d’apparat, ou un abruti acceptant de payer un couteau en tôle ondulée. Misère de misère que la route dans ces conditions !

J’ai parcouru les plaines et les montagnes pour arriver hier avec à peine plus que la somme due… Rentré au pays cassé, rompu, blessé, avec juste de quoi te payer un demi-canon et retourner à la case départ pour avoir pris des dés truqués. D’ailleurs le seul cadeau que je peux t’offrir, toi le chanteur du village, c’est la chanson de ma déconvenue.

(Il chante.)

J’ai parcouru les plaines et les montagnes

Et j’ai entendu le rossignol chanter

Et qui disait dans son charmant langage

Sont malheureux les garçons cheminots.

MAIN A LA RETOURNE – Même si je suis tenté de dessiner les plus grandes caricatures que le ciel pourrait supporter comme toile de fond de mes moqueries, je ne te ferai pas de commentaires et je te remercie pour la chanson.

PATTE FOLLE – Eh bien, tu me surprends…bon laissons cela pour le moment. A toi…raconte moi.

MAIN A LA RETOURNE – Comme tu le sais j’ai gardé ma place au chaud et l’automne, l’hiver et le printemps sont passés, un peu plus racorni, mais poussé par le rythme du sablier me voilà au même endroit. Je n’ai rien fait, si ce n’est poser mes yeux sur notre monde. Des yeux auxquels j’ai tenté avec difficulté, je te le confesse, de rajouter un peu de ton regard, mais je crois avoir échoué car tout reste pour moi de l’ordre de l’émerveillement et de la chance d’habiter un coin rêvé autant que réel et  de surcroit d’être inscrit dans un paysage de conte merveilleux, avec toutes les histoires qui y sont accrochées, plus toutes celles que je peux inventer en regardant autour de moi.

Je vois bien que cet univers particulier que je connais par cœur bouge sans cesse, change certes, mais comme une lente respiration et que ce ne sont que des cycles où tout reprendra sa place plus tard, peut-être dans mes songes, peut-être aujourd’hui avec ta venue.

PATTE FOLLE – Je vois que tu es toujours la voix du candide, de l’illuminé qui ne voit pas qu’on lui mange la laine sur le dos et que tout autour de lui, la peste que génèrent le progrès, le profit et le marché gangrène jusqu’à l’air que tu respires, jusqu’au sol qui accepte encore que tu te poses sur lui pour bâiller à l’immuable stabilité du monde.

MAIN A LA RETOURNE – C’est toi qui reprends nos mauvaises habitudes, alors ne t’étonne pas si je te renvoie la balle dans la plaie ouverte de tes désillusions.

PATTE FOLLE – Au temps pour moi. J’efface l’ardoise et prends la facture à mon compte. Mon engagement à ne pas déraper à nouveau me fait crédit.

MAIN A LA RETOURNE – Je dois t’avouer que ton départ m’a laissé seul sur les bords de la Dore et que le dévalé de l’eau tel un tapis roulant où se projette le film le plus étonnant que je puisse voir n’a pas suffi à ma solitude.

Je me suis pris par la main et Dieu sait si c’est difficile, et j’ai acheté, pour ne pas être en reste lorsque tu reviendrais, une harmonica. J’y maraille depuis et le résultat m’apparaît surprenant. J’ai beau chanter dans la bête, elle renvoie dans son écho un message qui ne correspond pas vraiment à ce que je lui ai mis dans la peau.

PATTE FOLLE – Fais voir… Des joueurs d’harmonica, j’en ai entendu depuis mon départ.

MAIN A LA RETOURNE – (Il sort son harmonica et chante une chanson dans l’instrument) lalala lala…

PATTE FOLLE – Je vois, je vois.

MAIN A LA RETOURNE – Tu vois quoi ?

PATTE FOLLE – Ne le prends pas mal, rappelle-toi mon histoire. Je t’autorise à rire avant que je te fasse part de mes commentaires.

MAIN A LA RETOURNE – Après tout, moque-toi, car le seul modèle que j’ai eu en la matière, c’est mon envie de jouer de cet instrument, qui se refuse à suivre ma musique.

PATTE FOLLE – Il faut que tu saches que chanter c’est une chose et jouer de la musique c’en est une autre. Toujours est-il, ce n’est pas la même mécanique. Imagine que tu fauches comme tu râtèles ou que tu râtèles comme tu enfourches… Tu vois le résultat. Eh bien chanter et jouer de l’harmonica ce n’est pas  pareil. Tu chantes lalala lala comme tu fais d’habitude et ça marche. Par contre, lorsque tu prends l’harmonica tu n’as qu’à souffler dans cette mécanique qui fait un son différent à chaque trou : les trous que tu vois là disposés tout du long. Il te faut les écouter un à un, t’en souvenir et chercher avec cet alphabet la chanson que tu as dans la tête. Si tu lui chantes l’air à ton harmonica, comme elle n’a pas de mémoire, elle se souvient de rien et fait n’importe quoi.

MAIN A LA RETOURNE – Tu es bien en train de me dire que je m’y suis pris comme pour ramer les choux et qu’il me faut tout recommencer à zéro… J’ai bien compris.

PATTE FOLLE – Quelque chose comme ça.

MAIN A LA RETOURNE – Voilà un bon bilan. Heureusement que personne n’a suivi notre conversation. On efface tout et on recommence. Nous voilà neuf mois plus tard, aussi démunis que deux poules venant de mettre à jour une mine antichar. Le plus simple est de quitter les lieux. On verra demain si tout est à la même place.

PATTE FOLLE – Attends, je n’ai pas fini. Si je t’ai parlé de mon tour de parapluie aussi imperméable que de la dentelle du Puy, je ne t’ai pas fait part de ma nouvelle décision et celle-là, j’ai eu le temps de la peser et de la mesurer dans tous les sens : neuf mois de galère, ça aide le rameur solitaire.

MAIN A LA RETOURNE – D’accord. Cette fois c’est moi qui mets trois sous dans la machine infernale et c’est reparti pour un tour. Que ceux qui n’ont pas de tête portent des chapeaux.

PATTE FOLLE – Tu connais mon opinion sur le pays et ce que j’ai pu constater ailleurs relève du même genre d’âneries. Je ne veux pas attendre que l’on soit des Indiens assignés à résidence, gardiens d’un parc naturel et condamnés à ramasser les papiers gras laissés par des touristes interplanétaires salopant sans vergogne une terre qui était la mienne. Cette histoire se passera sans moi.

MAIN A LA RETOURNE (face au public) – S’il fait que ça… c’est valable.

PATTE FOLLE – Donc je te disais que j’avais réfléchi et cette réflexion me conduit à repartir vers un travail moins long, mieux payé et plus adapté à ce que je sais faire. Je me lance comme faucheur. Je vais commencer dans le sud de l’Aveyron où j’ai quelques contacts et quelques relations véritables et monter en suivant la maturation des foins jusqu’en montagne. Cinq mois de campagne pour dix fois plus d’argent que l’escroquerie de la veuve Heriller : la faux ce n’est pas du pipot.

Et puis je sais de quoi il retourne, je l’ai fait suffisamment siffler pour mes propres besoins. Quant au matériel je l’ai, donc pas d’investissement : une faux, un coudier, une pierre à aiguiser, une enclume et un marteau, par-dessus un chapeau et la route ! Au fait, tu te souviens de la chanson des faucheurs cantalous ?

MAIN A LA RETOURNE – Attends que je secoue mon cabourlot et cette vieille routine va remonter à la surface.

PATTE FOLLE – Apprends-moi la, elle me tiendra compagnie sur le chemin.

MAIN A LA RETOURNE – Une minute, j’ai le son mais pas l’image… ça y est. T’es prêt ?

(Il chante le premier couplet, le répète avec Patte folle et ils continuent tous les deux.)

Obal o lo ribieïro

Yo un pré jo dolla…

Noir sur les deux amis qui chantent.

André RICROS

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