D’ailleurs c’est ici ou la dualité de l’être – 4/6

Scène 4

 A sa place, Main à la retourne joue des airs de danse à l’accordéon. Entre Patte folle.

 PATTE FOLLE – Mais c’est qu’il arriverait même à me faire danser cet animal ! Alors là, tu m’épates.

 MAIN A LA RETOURNE – (S’arrêtant de jouer.) Et voilà le travail ! Mon vieux cette fois, c’est parti. Je joue, et pas que pour moi, j’ai un public ; une nouvelle vie, je n’en crois pas mes yeux. Pour tout te dire je me sens un autre homme et tout ça, grâce à toi.

 PATTE FOLLE – Grâce à moi… Celle-là, c’est la meilleure !

 MAIN A LA RETOURNE – Rappelle-toi notre pari stupide. Il ne fallait pas que je sois en reste et face à toutes les aventures que tu vivais, je me devais d’ en mettre une en route tout en restant sur place.

 PATTE FOLLE – Je vois très bien ce à quoi tu t’es confronté. T’as eu du mérite et pour une fois je m’incline.

 MAIN A LA RETOURNE – Te moque pas. Dis-moi d’abord, toi qui as dû entendre des musiciens de talent, ce que tu penses de ma musique.

 PATTE FOLLE – Si ce que j’ai entendu avant d’arriver, c’est ce dont tu es capable, je crois que tu as atteint le meilleur niveau, celui où un joueur d’instrument est aussi émouvant et subtil qu’un chanteur. J’espère que tu me comprends et pour moi, il n’y a pas de plus beau compliment que je puisse te faire. Tu me connais ? Si je ne le pensais pas sincèrement, je t’aurais dit des vérités difficiles à entendre. Souviens-toi de tes débuts à l’harmonica. Mon vieux, pendant mon absence, tu es devenu un artiste et je suis fier de toi, sacrebleu ! Ah ! oui, fier de toi.

 MAIN A LA RETOURNE – Je te remercie pour tout ce que tu viens de dire car ton avis ne peut être remplacé par aucun autre. D’ailleurs c’est simple, c’est le seul qui m’importe.

Mais c’est pas le tout. Allez, parle-moi de ton escapade de faucheur. Depuis que tu es parti, tu as dû raser la moitié du pays.

 PATTE FOLLE – Je ne sais pas par où commencer car dans mon esprit les sujets s’entremêlent et ils sont tous d’un intérêt pouvant prétendre au démarrage de mon histoire.

Écoute, je vais faire simple, je commence par la faux. Si tu veux te casser les os, fais ce boulot. Les débuts furent faciles pour plusieurs raisons. Je te donnerai d’autres détails plus tard. L’herbe du bas de l’Aveyron est douce et se couche par sympathie pour les faucheurs. Tu vois ce que je veux dire, nous avons à peu près la même dans le fond de la vallée. Pour le reste, le sud du Cantal, ça pouvait encore aller mais par contre, lorsque nous sommes arrivés au-dessus de mille mètres, là c’était autre chose. Une herbe dure, du pied de bouc qui me détruisait le fil de la faux en quelques passages. Ce n’était pas une faux que j’avais mais un emporte-pièce. Je ne te dis pas l’état dans lequel je me trouvais le soir. Et de savoir qu’il fallait recommencer avec le soleil… Je l’aurais bouffée, cette satanée faux. Tout ça parce que je ne savais pas la piquer, pas l’affûter en fonction de l’heure, de la rosée et de ce satané pied de bouc. Plus de quinze jours pour comprendre avec au bout les bras enflés, des ampoules plein les mains et des courbatures sur le reste du corps. Les semaines qui ont suivi, tout s’est remis en marche. Mais j’ai bien cru que j’étais le pire des abrutis pour avoir mis autant de temps à comprendre. Tous les autres savaient faire. Ils avaient beau m’expliquer, il fallait que ça passe par ma tête et surtout par mes mains et aucun des autres faucheurs ne pouvait le faire à ma place.

Voilà pour l’herbe. Rien que d’en reparler j’ai mal partout. Tiens, joue-moi plutôt un air, ça va me remettre dans l’axe, me redonner une forme car comme tu le vois je me suis racorni, mis en nœuds, en paquet de pierres sèches qui pèsent comme du plomb.

 MAIN A LA RETOURNE – (Il joue un air ou deux puis après un temps d’arrêt il chante une chanson.)

Elle avait les yeux
Couleur d’ambre
Et le ciel coulait
De ses membres
La la li la la la la (bis)

(Il chante la chanson a cappella et la rechante deux autres fois en s’accompagnant avec l’accordéon, en faisant des bourdons ou des accords. Il regarde Patte folle et s’arrête de jouer avant la fin de la chanson.) Tu fais une drôle de tête. Elle ne te plaît pas ? C’est la dernière que j’ai faite il a une paire de mois et déjà dans le pays, les jeunes l’ont prise au vol.

PATTE FOLLE – Non, non, je la trouve parfaite, comme j’avais souhaité l’entendre il y a de cela un mois ou deux.

MAIN A LA RETOURNE – Qu’est-ce que tu racontes ? Je t’avoue que je ne comprends rien.

PATTE FOLLE – C’est normal. Je vais tenter de t’expliquer, si j’y arrive.

MAIN A LA RETOURNE – Je t’écoute.

PATTE FOLLE – La chanson que tu viens d’interpréter, je l’ai dans ma tête, mais je l’ai surtout dans le corps, là, partout, du haut en bas, sous la peau, dans les os. Même muet, on m’entendrait la chanter. Tu comprends, les paroles de cette chanson, c’est ce que j’avais de plus cher au monde.

MAIN A LA RETOURNE – Tu dis ça comme si on te l’avait volée… Tu penses que c’est moi qui te l’ai prise ? C’est ça ?

PATTE FOLLE – Pas du tout, bien au contraire je suis venu vers toi ce soir avec ces phrases dans ma mémoire comme marquées au fer, ineffaçables, pour que tu leur trouves un air et voilà que tu me les chantes sans que j’aie eu le temps de te donner le texte et avec une musique encore plus belle que celle que j’avais rêvé d’entendre. Comprends que ça me bouleverse et surtout que ça remet à jour des souvenirs que je n’ose pas toucher tellement ils sont douloureux, douloureux au point de vouloir les extraire, les arracher, les détacher au couteau afin d’être sûr de ne plus les voir réapparaître.

MAIN A LA RETOURNE – Si c’est trop difficile pour toi, je la mets à la casse, cette chanson, ce n’est pas grave. Je préfère te voir de bonne humeur et en folie, plutôt que dans la nostalgie et la tristesse.

PATTE FOLLE – Ce n’est pas la peine. Au contraire, joue-la moi encore une fois, s’il te plaît.

MAIN A LA RETOURNE – Comme tu voudras… (Il chante en s’accompagnant de l’accordéon, puis la joue sur son instrument de plus en plus doucement, accompagnant ce que commence à dire Patte folle.)

PATTE FOLLE – C’est le souvenir d’une femme. De la femme qui m’a révélé au monde, m’a remis dans les courants du temps et qui a refusé de me revoir, me traitant comme un étranger, feignant de ne pas me reconnaître. Je crois que j’aurais préféré que l’on m’écorche vif plutôt que de vivre une situation pareille. Si je ne t’avais pas eu dans ma tête, je me serais supprimé, rayé de la multitude des hommes d’un coup comme un caillou jeté à la rivière, emporté dans le mystère des eaux.

Le lendemain, déchiré, en lambeaux, me foutant de tout, je suis reparti pour poursuivre la campagne de faux d’où j’avais pris quelques jours pour la rejoindre : j’y tenais plus.

                   Main à la retourne arrête de jouer

Mais je te promets que la campagne a changé. De rêveur de fille, je suis devenu faucheur de bourses, chef de troupe et loueur de faucheurs pour tout le pays et j’ai engrangé suffisamment d’argent pour m’acheter une ferme et y couler des jours tranquilles.

MAIN A LA RETOURNE – Voilà une bonne nouvelle. On va pouvoir reprendre nos discussions où tu pourras hurler à la mort face aux aberrations du monde, avec à côté de toi l’aveugle que je suis.

(Changement de ton)

PATTE FOLLE – C’est trop tôt pour moi. Ce temps n’est pas venu. Je vais repartir, c’est sûr. Je suis toujours cette Patte folle assoiffée de kilomètres et de femmes à séduire alors que leurs hommes s’échinent au travail dans des emplois qui les écartent de leur domicile. Eh oui, je suis devenu, en plus de tout ce que tu connais de moi, cynique à l’égal du pire des salauds.

MAIN A LA RETOURNE – Je peux comprendre. Tu vois les progrès que j’ai fait en musique durant ton absence. Eh bien sache que la musique ne fait pas qu’adoucir les mœurs. Elle les rend lisibles et de là où je me trouve quand je joue, au-dessus des danseurs, je vois tout et surtout ce qu’il ne faudrait pas voir : un imbroglio de pelotes de laine où le plus compliqué des jacquards n’y retrouverait pas sa maille.

PATTE FOLLE – Je sais tout ça et une fois de plus le silence est la garantie de l’ordre.

MAIN A LA RETOURNE – Alors ce départ, c’est quand ? C’est quoi ? Et pour où ?

PATTE FOLLE – C’est surtout simple. Le juste retour des choses. Je vais vendre des parapluies. Je lui dois bien ça au parapluie (Il tape le sol avec la pointe du parapluie). Sans lui je ne serais peut-être jamais parti. Car il m’a donné l’assurance de m’engager dans cette aventure et il fut le garant de ma route et de mon retour. L’homme que tu vois devant toi, avec sa Patte folle, son cœur en morceau, sa tête dans les questions fondamentales est depuis quelques jours un marchand de parapluies ambulant qui va parcourir les terres où il pleut le plus, je veux dire par là : le nord de la France, la Belgique et les pays flamands.

MAIN A LA RETOURNE – Bon… Tu as entendu le résultat de mon travail musical.

PATTE FOLLE – Oui, parfaitement.

MAIN A LA RETOURNE – Eh bien, c’est une chose. Mais si tu pars aussi vite que tu es arrivé, il faut que je te dise ce que j’aurais dû aborder avec toi depuis longtemps. Il n’y a pas de raison que tu m’aies fait toutes ces confidences qui nous rapprochent davantage pour qu’à mon tour je ne te fasse pas part de faits aussi intimes, même s’ils sont redoutables à formuler. Je me demande d’ailleurs qu’est-ce qu’il pourrait y avoir après le mot redoutable, car à cet endroit de mon discours, je le trouve faible.

PATTE FOLLE – Terrible.

MAIN A LA RETOURNE – Oui, c’est ça, terrible.

PATTE FOLLE – Je sais ce que tu veux me dire et ce n’est pas la peine que tu m’en parles. Le fait que tu aies souhaité te confier suffit à nourrir la confiance qui nous lie aujourd’hui plus qu’à aucun autre moment. Je n’ai d’ailleurs jamais douté, ni de toi, ni de moi, ni de nous deux. Je crois que même séparés par l’autre bout du monde nous sommes perpétuellement reliés. La preuve avec ta chanson. Tu as dû entendre les paroles au milieu des milliers de fois où je les ai faites tourner dans ma tête en silence ou en les bramant comme un cerf. Et de la même manière j’ai rêvé presque éveillé… Je ne pourrais pas te dire quand et comment, car de cela je ne me souviens pas. Mais ce dont j’ai la souvenance, c’est de ma sœur quittant la maison de mes parents, derrière le sommeil du village, pour te rejoindre.

Je sais tout, comme tu me devines.

Je suis là, jamais vraiment parti et je sais que tu m’accompagnes.

Sans dire un mot, Main à la retourne chante avec l’accordéon la chanson de Patte folle et la lumière s’éteint.

 

André RICROS

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