GOÉMON

Marie MONTARNAL – Octobre 2014

Solstice d’hiver, ciel lourd, la nuit de l’ankou monte des flots. Un promeneur ordinaire se perdrait sur cette terre aride, mais lui, il sait où il va. Le grondement des galets mêlé au murmure obsédant du ressac le guide. Il traverse la dune à pas lents, déterminé. Le ciel s’obscurcit davantage, pas une âme vivante à la ronde, pas même l’ombre d’un chien errant ou d’un renard affamé. L’ankou les a fait fuir.

Il  avance, il va à sa rencontre, il sait qu’elle est là. Elle rôde sur la lande, sur la grève, à fleur des vagues, elle l’attend…
Il atteint la grève. Lentement il entre dans l’eau. La marée monte, il avance vers les courants qui dansent autour des rochers de la Louve que lentement la marée submerge. L’eau à la ceinture, il glisse deux galets dans ses poches, assez lourds pour le lester et il avance lentement, ses muscles bandés contre la force de la houle et du vent. Dans le grondement des galets et le murmure du ressac, il entend la voix familière de celle qu’il a perdue. Et cette voix le guide et le porte dans ce geste qu’il a longuement mûri. Il suit la pente douce de la plage, se dirige avec assurance dans cette mer d’encre, vers la zone des courants qu’il a toujours su éviter. Puis, dans un étrange ballet il offre son corps à la force de l’eau qui le happe, le charrie, l’absorbe et le rejette tour à tour, et enfin l’aspire, l’engloutit.
Dans sa lente descente vers les fonds glacés, Fanch emporte les souvenirs de ce qu’il a vécu entre le solstice d’été et celui de l’hiver de cette terrible année 1916…

***

La grande marée de juillet est généreuse cette année, comme si la mer devinait notre faim plus dure encore à supporter, depuis cette sale guerre. J’aime regarder le varech qui s’entasse et forme un matelas épais, vert bronze, vert lumineux, d’or et de pourpre.
Le chant, des goémoniers, monte de la grève, rythmé par le ressac qui roule les galets dans un bruit de crécelle.
«Goémon notre pain de mer
Notre meilleure épave et la plus sure… »*
Les mots se perdent dans le bruit du vent, dans le cri moqueur des mouettes, ce poème que je connais par cœur, aujourd’hui brûle à mes oreilles. « Bénis sois tu par la fourche et la faux… »,
Assis sur les rochers qui surplombent la plage, je les observe. Je ne suis plus des leurs, que faire de ma vie avec un bras perdu et une jambe qui se traîne? Que devenir, quand  on est plus dans la danse ? Plus rien, sauf celui qu’on regarde de biais. Compatissants, ils le sont envers moi, je le sais bien. Ma gueule triste leur fait peur, mon moignon les effraie, ils pensent à leur fils ou leur frère, qui ne reviendra pas. Tellement peur, qu’ils osent pas me parler, me demander « Alors Fanch ! parle bon sang, dis-nous ce qu’ils vivent là-bas, dis-nous si c’est aussi terrible que tout ce que nos cauchemars racontent, dis-nous, c’est pas vrai qu’ils en reviendront pas ? ».
Revenir, ils ont que cette idée en tête, mais moi j’ai envie de leur dire : « faut pas qu’ils reviennent. Trop dur d’être là sans y être, d’être avec vous mais à l’écart, de vous voir trimer et de rien faire. De se cacher pour pleurer, de se saouler pour oublier la peur qui brûle dans mes tripes chaque nuit.
Ben oui je pleure. Et je crie. J’entends l’explosion, Je revois le cuirassé en flammes, les cris d’horreur des copains, mon plongeon sans fin dans le bleu transparent de cette putain de mer, toujours bleue, toujours calme…

La mission était terminée, l’équipage du cuirassé quittait le détroit, heureux d’avoir bombardé les positions turques et de s’en sortir sains et saufs. Six cents hommes à bord, tous indemnes et « fiers d’avoir servi », on dit les officiers pour rendre hommage aux camarades perdus pour rien.

Le cuirassé quittait l’enfer du combat, il appareillait dans ce passage étroit entre mers Egée et Marmara… Des noms pareils, ça fait rêver. Egée et Marmara, comme des prénoms de femmes, celles croisées dans un bordel d’escale, à peine goûtées que déjà il fallait s’arracher à leurs bras.
L’explosion, puis le silence, pas le temps de comprendre, le navire en feu s’enfonce dans la mer. Les gars, à l’avant du bateau, plongent les premiers. Nous, à l’arrière, on bouge pas, pétrifiés, on voit sans comprendre tellement ça va vite. Puis le feu nous encercle et là, c’est la panique.
Ceux qui en ont le temps sautent dans la mer, certains sont brûlés par les flammes, d’autres sont emportés, des morceaux de ferraille plantés dans leurs corps comme des lances brulées au fer rouge. Et les cris ! Ces cris, je ne veux plus les entendre ! Et tous disparaissent dans des flots auréolés de sang. Ceux qui se croient sauvés, remontent en surface et nagent comme des perdus vers le rivage. Je  fais comme eux, quand tout à coup, j’entends une explosion, puis deux, puis des dizaines et la surface de la mer se transforme en un champ de mines qui nous explosent au visage, et propulsent les corps démembrés en gerbes sanguinolentes.
Je comprendrais jamais pourquoi j’suis pas mort comme les autres. Je me suis laissé couler, au plus profond, en apnée, et dans ma tête je gueulais maman ! Maman ! Aide-moi ! Sauve-moi !

Qui a envie d’entendre ça ? À qui raconter ces souvenirs effrayants ? Comment les détacher de sa mémoire ? Fanch passe ses nuits à les ressasser, à les écrire, parfois. Un jour, peut-être, ils se transformeront en histoire à raconter pour les veillées, mais il sera mort et cela ne le concernera plus.

J’ai trop bu et le soleil pardessus ça, je suis anesthésié. La nuit monte sur la lande, pourtant à la lueur des torches, ils continuent à charger le goémon dans les paniers, puis les chargent sur leur dos, et escaladent les rochers de la falaise pour venir les décharger sur la dune. Cet été il y a plus  de femmes que d’hommes à s’échiner sur la grève, sans se plaindre.
Dans le détroit des Dardanelles, après le naufrage, on nous obligeait, les rescapés valides, à récupérer les morceaux de la carcasse échoués dans des criques inaccessibles. Parfois, empalés sur un morceau de ferraille, on trouvait des restes humains. On gueulait comme chien qui hurle à la mort, on vomissait, certains tournaient de l’œil, mais on nous obligeait à finir le sale travail. Punis deux fois.
A certains endroits, les falaises étaient trop abruptes alors on utilisait un treuil, on y accrochait les morceaux du cuirassé et un cheval harnaché le tirait. La carcasse du navire s’élevait dans les airs. Tel un oiseau de fer, elle se balançait entre mer et terre puis venait se fracasser contre la falaise et reprenait son ascension, sculpture éblouissante d’éclats de soleil.  

Sur la dune, la fête se prépare. On va chasser la fatigue grâce au vin et à la danse. Ce soir Fanch a envie de rester, l’alcool, le son des binious et les regards des filles qui flottent vers lui le réchauffent.

Ils m‘appellent, ils me font signe de les rejoindre, saoul, je leur fais moins peur. S’arracher du rocher comme une bernique c’est pas le pire, il faut avancer à présent, traverser le bout de lande qui me sépare d’eux, et prendre place dans le cercle près du feu, où grillent les sardines.
« Fanch qu’est ce qu’tu fais donc là assis à plus rien y voir dans la nuit? Viens avec nous !». Un voisin m’attire dans le cercle et pose sa main sur mon épaule, ça fait chaud ce geste, je grimace un sourire, proche des larmes qui nouent ma gorge. Il m’accompagne et comme si j’étais un étranger qu’on présente à la famille, il dit : « c’est Fanch, on lui fait une place, et vous les filles servez lui à boire et à manger ». Alors tous s’empressent, en font un peu trop pour m’offrir leur amitié.  Mes joues  brulent de honte, et aussi de plaisir.

La nuit le protège de ses tourments, il a bu et bien mangé et répond aux sourires d’une fille, celle qui dansait avec lui avant, aux fest-noz. Danser ? Un drôle de mots qui soulève des souvenirs chauds, le corps de la belle contre le sien. La fille le regarde, elle traverse ses yeux, s’y noie, s’y concentre pour ne voir de Fanch que ce qu’il garde intact : ce regard vert, bleu, gris, variations de l’humeur du temps.
Il ne sait pas encore ce qui fait chemin dans sa tête, mais pour la première fois, depuis son retour, il regarde et il voit, il écoute et il entend, on lui parle et il répond, la main de la femme qui se glisse dans la sienne  le ramène à la vie. Il sait qu’il quitte doucement le pays de fureur et de plaintes où son âme est piégée. Il sent qu’il se déleste du poids des camarades morts, qu’il porte, accrochés à son flanc, comme s’il pouvait encore les faire vivre.

 Ce matin l’aube est laiteuse. Déjà le manège des femmes et des hommes portant les paniers de varech a repris. Cette nuit j’ai fait un curieux rêve, j’étais là-bas, sur les bords de la mer Egée, je m’enlisais dans les sables mouvants d’une plage quand soudain un Turc m’a appelé et lancé une corde que j’ai saisie en plein vol et m’y suis accroché, l’homme a harnaché son bourrin, le treuil s’est mis en branle et le gars riait de me voir suspendu entre ciel et mer… J’ai oublié la fin du cauchemar. Au réveil, j’ai gambergé, je sais qu’il faut bien écouter ses rêves, ils nous disent des secrets du passé ou des choses pour demain, que jamais on imaginerait tout seul. Ce treuil, ça me trotte dans la tête depuis, déjà hier, en les voyant trimer avec leurs charges sur le dos, à flanc des rochers, j’y pensais. Suffirait d’accrocher les paniers pleins et un cheval actionnerait le tout, et la récolte irait bon train.

 Jusqu’à l’automne, inlassablement, il en parle à l’un, à l’autre, aux vieux, aux jeunes, et personne ne comprend.
Seules, les femmes le soutiennent. Elles seraient bien contentes de ne plus avoir les reins brisés après chaque récolte. Et plus les femmes approuvent et plus les hommes refusent! « Un treuil ? Pour emporter les paniers à notre place ! Tu nous prends pour des fainéants ou des femmelettes qu’auraient plus qu’à regarder tourner les chevaux comme au manège ?» ils lui disent.
Alors, insensiblement il finit par remiser ce rêve au fond de son regard intérieur, celui qui l’aide à vivre.
Et de l’automne, il glisse, en une torpeur indéfinissable, ni mort, ni vivant, seulement debout sur la terre, les yeux rivés vers le large, des heures durant, à tenter d’effacer chaque parcelle de souvenir; il glisse, vers les longues nuits de l’hiver.

Les couleurs de la lande se dessèchent, délavées, elle s’offrent au soleil encore timidement, en quelques ultimes flambées rouge sombre. Je travaille aux champs, j’aide comme je peux les femmes qui remplacent les hommes partis au front. Ici gémir n’est pas de mise, elles n’ont pas d’autre choix que d’occuper toutes les places: au foyer, aux champs, à l’usine, les soldats de l’arrière front, comme ils les appellent dans le journal. L’autre jour, ils ont fait passer un message de propagande
«Debout donc femmes françaises, jeunes filles et fils de la Patrie !
Préparez-vous à leur montrer demain la terre cultivée, les récoltes rentrées, les champs ensemencés.» *2
Elles se sont senties offensées, elles criaient à la face des gendarmes : «Pas besoin de vos leçons pour faire ce qu’on doit faire, la guerre on l’a pas voulue, rendez-nous nos maris et nos fils, laissez-nous vivre en paix sur notre terre »…On les a fait taire.
Ce matin, la tempête se déchaîne en vagues écumantes qui viennent battre le môle à l’entrée du port. J’aime cette fureur de l’océan et quand tout reprend sa juste place, la mer nous joue une mélodie douce, elle nous dit: pourquoi me craindre puisque vous êtes encore là? Je crois bien que pour survivre, il faut savoir oublier les souffrances d’hier, et la peur, et le manque. Je le sais, je le sais et je n’y parviens pas.

Fanch se surprend à revoir, dans la couleur de l’Iroise, quelques nuances de la mer Egée. Il laisse sans crainte remonter de nouveau, comme une sève bienfaisante le souvenir de cette eau enveloppante, chaude comme les bras d’une femme lascive dont il n’a pas eu le temps d’apprendre à susurrer le prénom, comme on aime à le faire après l’amour.  Et c’est mieux ainsi, ne pas nommer, c’est se protéger des regrets. Ici, au pays, déserté par les hommes, d’autres femmes ouvrent leurs bras en manque d’amour, et dans cet apaisement des sens, chacun repousse l’aile de la mort.
Mais, au moment où enfin il se sent allégé des terreurs passées, Fanch de nouveau assiste à un spectacle effroyable.

Solstice d’hiver,  le jour décline déjà, la nuit de l’ankou va tomber, il ne faut pas s’attarder sur la lande. Je marche d’un bon pas sur le sentier côtier, poussant les vaches pour rentrer au plus vite à l’étable. Sur la mer quelques barques de pêche rentrent au port, la barque de Yann, la barque de Grégoire, celle de François… ils me font signe et je réponds, je vais les rejoindre, aider à vider les casiers, j’ai appris à me passer de ma main, et on ne m’en veut pas si je tiens pas la cadence.

Soudain, émerge de la mer un sous-marin. En moins de temps qu’il ne faut pour le voir, le bâtiment fonce vers les barques de pêcheurs. Du sous-marin, les soldats allemands braquent leurs armes sur les frêles embarcations. Les officiers donnent l’ordre, leurs hommes arment, visent et fusillent méthodiquement les pêcheurs, puis, achèvent leur œuvre de mort en jetant des grenades qui enflamment les barques.
Et de nouveau la mer, comme dans les Dardanelles se teinte d’un rouge sang, aujourd’hui de nouveau, des cris d’horreur sont roulés par les vagues.
Fanch a assisté à l’attaque, horrifié, il s’écroule et se lamente, et étreint la terre de la dune pour ne pas se jeter à la mer.
Au port on attend en vain les pêcheurs, la nouvelle se répand aussi vite que la brume qui recouvre les quais. De bouche à oreille on commente : deux barques chargées de marins pêcheurs ont sombré, les trois autres par miracle, ont été sauvées par une brume qui s’est élevée des flots recouvrant la mer et les cachant ainsi du tir du sous marin.
On chuchote, ce n’est pas de la brume, c’est la cape de l’ankou qui s’est déployée sur la mer et a sauvé ces pauvres erres.
L’ ankou, fidèle ouvrier de la vie et de la mort est venu cette fois non pas désigner les prochains défunts mais protéger les vivants. Toute légende est bonne à entendre, à partager,  à colporter de maison en ferme, de ferme en café, de café en église; et cette fois, le prêtre ne fustigera pas les croyances impies. Chacun ici doit pouvoir, comme il le peut, dompter la menace de mort et poursuivre sa vie.
Le lendemain de l’attaque, dans chaque maison où un pêcheur a disparu en mer, on distribue une petite croix symbolisant le corps englouti par les eaux, ainsi l’absence se matérialise, si l’on ne peut étreindre le corps du disparu on embrasse la croix illusoire.

Demain la cérémonie de recueillement aura lieuJe n’irai pas. Je souffre trop. Mes peurs se sont ravivées et une violente douleur fantôme m’habite, de jour comme de nuit. La  chair et les muscles de mon bras amputé hurlent cette douleur des premiers jours. J’ai perdu de nouveau et la paix et l’espoir.

On l’exhorte à consulter la sœur du forgeron, une jeune guérisseuse héritière de sa propre mère, un peu sauvage, un peu souillon mi- femme, mi- sorcière, le prévient tout le monde. Elle guérit, mais elle fait peur, on la tient ou elle se tient à l’écart de tous. Les êtres doués de pouvoir inexpliqués, sont à la fois précieux et craints, admirés et détestés. Ana le sait, elle s’en accommode, parfois sourit de la morne normalité des villageois et de leurs frayeurs obscures.

J’hésite, je ne crois pas trop à ces fadaises de vieilles femmes. Mais je suis prêt à tout pour arrêter cette souffrance intolérable! Et j’ai peur, pourquoi je ressens ce bras qui n’existe plus?  C’est sur, je deviens fou.

Chez le forgeron, c’est une ambiance étrange qui l’accueille: les flammes rouges de la forge, la chaleur étouffante qui règne dans cette étuve, le rythme bien frappé du marteau sur l’enclume. Le maréchal ferrant et à ses côtés sa jeune sœur, ferrent ensemble.

C’est elle, la guérisseuse, je la vois sur le seuil de la forge, et entre les gerbes d’étincelles son regard flamboie. J’ose pas rentrer. La chaleur, le feu, le cheval, le bruit métallique du marteau, le regard hypnotique de cette femme, je me sens mal, faut pas y aller…

Mais c’est trop tard pour rebrousser chemin, Ana s’approche de Fanch, ne lui demande rien, le paralyse de ses yeux étincelants, l’invite à s’allonger sur l’herbe devant la forge. Fanch s’exécute. Sans un mot, elle dessine de sa main le bras fantôme, en une suite de mouvements légers comme une aile d’oiseau.

Mon bras redevient matériel, proche du vivant, la douleur cuisante s’estompe. Je sens sa main comme une plume de goéland frôler mon bras perdu, j’entends en sourdine ses incantations incompréhensibles. Je cherche son regard mais ses yeux sont éteints, ni ouverts ni fermés, ailleurs, comme un masque sans vie. Le temps s’arrête. Je ne sais plus depuis quand je suis là, prisonnier de ses mains, incapable de bouger, de respirer, je pense que bientôt la mort va s’emparer de moi et je l’appelle. Mais peu à peu la sensation d’avoir retrouvé mon bras se disperse, il est là et immatériel, comme un membre anesthésié peut le faire: déconnecté du corps, vivant dans une autonomie parfaite, tout à la fois mou et lourd, consistant et abstrait. Il est là et ne m’appartient pas, je suis là et au-dessus de mon corps, au-delà de la douleur, c’est ça la mort.

La sorcière se tait, ou c’est moi qui ne peux plus l’entendre ? J’ai tellement sommeil, je ne peux plus résister, ça y est je m’en vais, je quitte le monde, je  glisse dans un sommeil profond, je meurs. Et je rêve du corps d’Ana qui me chevauche avec légèreté, elle m’emporte vers une terre que je ne connais pas, je devrais avoir peur, et pourtant je ne ressens que cette chaleur bienveillante qu’elle dépose sur moi comme un édredon de plumes, et ce parfum si doux que je ne connais pas…
Une femme brune à la peau pain d’épice m’a guéri, voilà tout le souvenir que je garde de cette séance d’envoûtement, mais la chaleur de ce contact et l’odeur légère de la cannelle flottant dans ses cheveux ne me quittent pas.

On sonne le glas, dans la nef de l’église se pressent les familles, les proches, et enfin tous ceux du village qui, en cette cérémonie funéraire, viennent offrir leur compassion aux veuves et aux orphelins de cette communauté plus soudée que jamais, et chercher pour eux-mêmes une forme de réconfort. Quand trop de drames s’abattent sur une communauté fragile, il faut se resserrer, sentir l’appartenance, la solidarité, vivre la douleur dans l’entre-soi, la rend quelque peu humaine et fait reculer la mort.

Sur un drap blanc tendu sur une grande planche, en l’absence de cercueil,  on a disposé les petites croix, et les portraits de chaque marin disparu.
Autant de dérisoires substitutions des corps, que jamais, la  mer ne pourra rendre à ceux qui ont besoin de faire ce long chemin de deuil.
Puis la vie reprendra son cours, la douleur s’apaisera, l’impérieuse nécessité de survivre l’emportera sur le désespoir. Fanch de jour en jour retrouve l’apaisement, son bras cesse de le tourmenter, et son regard s’est élargi d’une lumière qui l’avait trop longtemps déserté.

Depuis ma guérison, je reviens chaque jour à la forge, je regarde fasciné le travail du forgeron avec qui je n’échange pas plus de trois mots. On prend juste le temps de trancher le pain ensemble et de partager le vin, et parfois on fume le tabac, ensemble en silence. Hier, j’ai senti l‘odeur de cannelle de la femme sorcière, mais je ne l’ai pas vue. Je sais qu’elle se cache quand je suis là et quand je sens le regard de son frère se poser sur moi, je n’ose rien demander…

Les semaines passent ainsi, émaillées de ces visites à la forge. Ana ne peut éviter de le rencontrer. Alors, l’un et l’autre se regardent à la dérobée quand elle traverse la pièce pour servir, desservir, se réfugier dans l’âtre pour y faire sécher ses herbes médicinales.
Le forgeron observe en coulisse le regard rêveur de son ami Fanch et le jauge, et devine ce qui l’agite et ne sait pas s’il doit en prendre ombrage ou bien les laisser seuls et que l’amour fasse le reste. Mais son rôle, tout à la fois d’ainé et de père, lui dicte de signifier à son ami qu’on ne doit pas approcher sa sœur sans son consentement.
Fanch a d’emblée compris le message… Il se contente de regarder, et d’attendre et de rêver. Attente délicieuse, regards dévorants, rêves fous qui peuplent ses nuits redevenues sereines.

J’ai osé montrer mon projet au forgeron. Le treuil que j’imagine depuis mon rêve, celui qu’utilisaient les Turcs pour remonter les carcasses de notre bateau échoué… celui que je veux installer au dessus de la grève de Lennar’ch, pour la prochaine récolte du varech. 

 Il lui raconte son projet et pour la première fois les deux hommes parlent des heures durant, cherchent ensemble comment passer du rêve au réel, de l’image au faire.
A la fin de l’hiver, le treuil est fabriqué. À la fin du printemps, il est installé sur le site, prêt pour la prochaine récolte. On procède aux essais, les chevaux sont attelés et actionnent le treuil. Et ça fonctionne ! La noria des paniers chargés de goémon peut commencer !
Des quatre coins de la région, on vient voir l’engin. On commente, on s’étonne, on se méfie, on s’enthousiasme, on jalouse Fanch qui va pouvoir récolter plus vite et sans se fatiguer! Certains le congratulent, d’autres dans son dos projettent de démonter l’engin la nuit venue.

Eh bien qu’ils viennent ! Je campe jour et nuit sur la dune. Qu’ils essayent de le desceller, le forgeron l’a solidement arrimé, prêt à résister aux vents, au poids des paniers, personne ne pourra le bouger d’un pouce. Quant à la récolte, on la partagera en parts égales, comme avant, pourquoi me prend-on à penser que je vais profiter seul de cet engin ?

Ce soir le ciel nous en fait voir de toutes les couleurs, l’île de Sein flamboie et la mer éponge les rayons de ce soleil ardent. Ça saigne encore dans mon cœur à penser que mes camarades ne pourront plus jamais voir ce spectacle. Parfois, je les sens là, tous présents dans la force du vent qui pousse les nuages, ou sur la dune à errer sans trouver le chemin pour rentrer. Et je leur parle.

Fanch détourne son regard de ce coucher de soleil trop puissant, il sent confusément une présence, cette fois réelle. Un berger? Un chien errant ? Il se lève et scrute la lande, et voit cette silhouette légère, qui en avançant se dessine.
C’est elle. De son pas dansant elle approche, cheveux noirs décoiffés par le vent. Elle vient vers lui, un panier plein de victuailles qu’elle dépose près du feu allumé. Du fromage, des fruits, des galettes de blé noir, du vin,
Elle  s’assoit près du feu,
Elle  veut partager son repas,
Elle veut voir le soleil se coucher sur la mer, et suivre le ballet des phares du raz de Sein, et s’extasie de la noirceur de l’eau et de cette proximité du large, qui, de ce point de la côte, s’ouvre sur l’autre continent où elle aimerait tant un jour partir.
Elle veut, elle veut…

Je l’avais jamais entendu parler, je l’ai jamais sentie si proche, et son odeur de cannelle, de nouveau, m’envahit…
Quand nos corps se soudent, je ne sais plus, si je suis de nouveau dans l’envoûtement, ou dans le rêve ?
Un rêve, ce corps souple qui se love contre le mien? Un rêve, le satin de cette peau qui frisonne sous ma main? Un rêve, ce sein dressé sous mes caresses? Un rêve, le creux parfait de cette taille ? La rondeur d’une hanche? Et cette bouche scellée à la mienne comme une promesse de douceur infinie, un rêve? Ou une offrande des dieux? 

La nuit est passée sur eux, les a transportés dans ce qu’ils ne savent pas encore nommer, et l’aube les ramène au port, en suivant le cours tranquille du courant, ils accostent.

A la fin de la prochaine saison du goémon, il ira parler au frère, ils se marieront.
La grande marée vient déposer son tapis d’algues, fidèle à ses promesses, elle offre le don attendu: le végétal marin, la plus ancienne forme de vie  sur terre. Chacun s’affaire: ce qui reste d’hommes valides, les femmes, les enfants, les chevaux… Il faut récolter au plus vite, au plus tôt faire sécher les algues, les brûler, les vendre à l’usine, pour y gagner quelques sous et survivre jusqu’à la prochaine récolte.
Le treuil de Fanch profite à tout le village. Sa façon à lui de compter dans la chaine humaine. Son projet fou profite à tous enfin, on le remercie de sa persévérance ; aujourd’hui chacun a oublié la malédiction qui l’accompagne.
Devant son miroir, en habit neuf de cérémonie, Fanch tel un comédien allant affronter un public, répète  son rôle. Il tourne en tous sens la demande qu’il va formuler au frère d’Ana. «Je veux épouser ta sœur. Non, ça va pas ! M’autorises-tu à l’épouser? Ta sœur et moi on s’aime… » Et encore et encore, sur le chemin, il recommence à réciter sa déclaration, dans un ordre, dans l’autre.
De sa forge, le frère le regarde arriver dans cet accoutrement ridicule, un jour de semaine, pour venir par ici ? Qu’est-ce qui lui prend au Fanch?
Ana, cachée dans la pénombre, le voit et comprend. Elle hurle, «je ne me marierai jamais, jamais! je resterai libre de ma vie».
Son regard flamboyant traverse le cœur de Fanch, le vide de sa force, il ne voit plus que le ridicule de sa posture: ses beaux souliers souillés par la boue, son costume de fiancé évincé, et le regard du frère qui flotte entre compassion et ironie l’accablent.

Que la terre s’ouvre, que le ciel s’abatte sur lui, qu’il disparaisse.

Et il disparait.

En un irrépressible vertige, il s’écroule dans la boue. Son ami le porte à l’abri de la maison, Ana les suit et poursuit son monologue entre colère et accablement sa voix porte si fort que les chevaux piaffent d’inquiétude.
Pour toutes explications à son refus, elle parle de ses dons, elle évoque son pouvoir de communiquer avec l’énergie terrestre, et tout ce qui ne se voit pas mais se trouve ici et là sur son chemin à elle, que personne ne peut voir ni comprendre. Elle parle de ce vœu qu’elle a fait de ne jamais altérer ses dons alors que le mariage l’attacherait au foyer.
« Comment faire des marmots, les élever, les nourrir dans la misère qui ravage le pays ? Comment m’occuper d’un mari, d’une famille alors que je me dois à ceux qui souffrent et attendent de moi l’apaisement ? La guerre gronde et tue nos hommes, vous le savez, mais bientôt reviendrons tous ceux qui ont vécu l’horreur, et attendrons mon aide… aurai-je alors assez de temps pour vivre ?
Tout ceci, vous le savez ! Ça marche pas ensemble, personne ne m’obligera à choisir. Et pourtant mon Fanch, je t’aime… »

Ana enfourche un cheval, et s’enfuit vers la forêt.

Dans une semi conscience, j’entends ses paroles elle ne sera jamais mon épouse, peu m’importe…  je ne l’ai pas perdue, nous resterons amants. Ana tu me rends libre. Tu nous rends libres.
Pour tous ceux du village je suis devenu Fanch le maudit, amant de la sorcière, et cela me rend à la fois craint et intouchable à mon tour, un marginal, à jamais.
J’ai bâti notre maison près de la grève du goémon, près du treuil, face à cette mer qui me maintient en vie, à l’endroit précis où Ana aime rêver, attendre le déclin du soleil, et guetter la nuit qui monte et lui apporte sa moisson de mystères qu’elle ne partage pas.

Deux années ont passé. La guerre est finie, les hommes reviennent du front. Des hommes rompus, à la santé ravagée, horrifiés de ce qu’ils ont vu et enduré, autant de souvenirs à jamais plombés dans leur mémoire mutique. Pas de mots, pas de larmes, des images obsédantes, et l’odeur des charniers et le souvenir de  la faim qui les hantent.
Peur, larmes, cris et gémissements grondant encore dans leur tête à devenir fous. Et seuls, l’alcool et la colère et encore l’alcool, peuvent les sauver de la folie ou les y engloutir. Alors qu’ils crèvent d’envie d’être heureux, ils sèment dans leur foyer la violence qu’ils ont subie. Le malheur ne vient jamais seul, dit-on, les épidémies se propagent, virus, tuberculose, intoxication par les gaz, la guerre poursuit son œuvre de mort.

Ana ne dort plus. Jour et nuit se succèdent à la forge des hommes malades implorant la sorcière de leur rendre la santé.
Je ne veux plus vivre dans cette attente, elle ne vient plus comme elle savait le faire, à l’improviste, entre chien et loup, entrant dans ma maison comme fantôme, ou courant d’air, ou parfois, feu follet dansant avec les âmes sur la lande. Elle me manque. On dit qu’elle ne ressemble plus qu’à son ombre. On dit que pour sauver les soldats, elle a pris leur mal. Elle ne veut plus me voir, que suis je devenu après tant de caresses données et reçues, tant de feu partagé, que suis je devenu ? Ce chien perdu, hurlant son désir sans que rien ne l’atteigne ?

Une nuit, un cauchemar effroyable le visite. Ana se noie, il est sur la grève et ne peut avancer vers elle, tout son être se tend vers ce cri dont l’écho se répercute sur les falaises. Et Fanch ne peut bouger. Il court à la forge en proie à une angoisse folle. Mais Il arrive trop tard, elle n’entend plus les mots d’amour qu’il égrène, sa bouche soudée à la sienne. Ana est entrée dans le tunnel. Son regard se vide. Son sourire se tend vers quelle étoile, vers quels visages qui l’accueillent, à quel néant qui la lui vole? Il la serre dans ses bras, et comme un fou tente de lui offrir son souffle, la supplie de rester en ce monde, de ne pas l’abandonner, d‘être encore celle qu’il a vue danser dans les flammes de la forge et courir vers lui sur le bord de la côte, et lui sourire, le caresser, l’aimer comme seule, elle a su le faire. Et les cris qu’il retient écrasent sa poitrine. Tel un feu ravageur qui dévore ses tripes, puis paralyse ses jambes, la mort de son aimée se répand en son être. Ensemble, ils meurent l’un à l’autre, leur amour incandescent s’embrase à jamais, entre  ciel et ténèbres. Et devient cendres.

De ce jour, plus personne n’a croisé Fanch sur la dune avec ses vaches, ni sur le chemin côtier, pas davantage on ne l’a vu sur les quais du port attendant les pêcheurs… Et nul n’aurait pu l’imaginer, cet été il n’a pas participé à la récolte du varech. Pour tous, Fanch est devenu un homme perdu et personne n’ose franchir le seuil de sa porte pour lui tendre la main.

Solstice d’hiver; nouveau rendez-vous de l’ankou, je sais que tu rôdes, tu es là, sur la lande, sur la grève, à fleur des vagues, il est temps de venir te rejoindre…

Lentement Fanch entre dans l’eau, dans ses poches il glisse deux galets bien ronds, lisses et assez lourds pour le lester. Il avance vers les courants qui dansent autour des rochers de la Louve.  Il avance, bientôt, il ne verra plus rien.
Cette nuit, pas de lune…         

ankou… L’ankou peut arriver.
Je suis prêt.

 Marie MONTARNAL – Octobre 2014

Notes :

 *1 : Poème breton anonyme voir vidéo site INA : http://fresques.ina.fr/ouest-en-memoire/fiche-media/Region00411/les-goemoniers.html
*2 : Au début du mois d’août 1914, le président du Conseil René Viviani lance un appel aux femmes françaises pour remplacer aux champs les hommes partis au combat.
L’ankou est en Basse-Bretagne une figure mythologique personnifiant la mort.
Les éléments sur les batailles maritimes du détroit des Dardanelles (naufrage du Bouvier) et de l’assaut des sous-marins allemands contre les pêcheurs, en baie d’Audierne sont extraits de différents articles historiques se rapportant à la grande guerre.

2 Comments

  1. beau texte de Marie Montarnal qui secoue le passé dans le présent avec la force des mots laissant place aux images d’hommes, de femmes, d’océan, de mort et de vie. Etrange et émouvante rencontre de deux récits, deux espaces qui se croisent entre la terre et la mer , entre le cauchemar et la survie. merci pour ce texte généreux et méticuleusement détaillé où la poésie à toute sa place.

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