5 – Les Passeurs – Le Matin je me lève

Sorti d’un sommeil de plume par le mélange puissant, doux et résonnant des sons produits par les bœufs qui frottaient les pierres du chemin avec leurs sabots ferrés, le crissement des cuirs entrelacés entre leurs cornes et ceux de Célestin Montarnal dit Céleste qui chantait La  Grande, bouche ouverte à la cadence de sa respiration mélangeant son cœur avec ses poumons ; Jean Cantournet se retira des draps pour courir à la fenêtre de la pièce et regarder partir cet équipage qui disparut dans un brouillard de feuillages.

L’écho de la chanson où le nom des bêtes était accroché resta suspendu dans la rondeur des sons qui dévalaient la pente.

Dès que son emploi du temps le permettait, Jean filait sur les traces de Céleste. Des traces, il ne faisait que ça Céleste. Des milliers, des millions de traces qui ne pouvaient être comprises que vue du ciel, tant était grande la feuille sur laquelle il écrivait sa vie. Si on l’avait laissé faire, il aurait calligraphié la terre entière.

Jean courait sur les vagues des labours, se rapprochant au plus près de cet assemblage constitué par les boeufs, Céleste, la charrue et la chanson qui n’en finissait pas de tisser les saisons.

Le plus souvent couché derrière une haie, il restait des heures à écouter ce chant qui semblait sortir du fin fond de la terre et qui lui parvenait comme la première parole qu’auraient pu prononcer les hommes. La chanson se mêlait au bruit sourd du champ qui s’ouvrait et se retournait d’un sillon sur l’autre pour se rendormir fumant sur la rondeur de son épaule.

Juste avant que le chant ne l’emporte, sa tête posée contre le sol, Jean se concentrait au point d’avoir soudain l’impression d’être sous le brabant. La terre lui transmettait, comme le ferait la peau d’un tambour, les coups qu’elle recevait à chaque pas des bêtes, le sinistre grincement des roues sans oublier la chaleur et la violence de l’air qui pénétrait dans ses entrailles.

Allez, allez, Ha… a… a…

Ho Fresat ! Rossèl !

Vira, vira,

Allez, Ha…

Allez, mes grands bœufs

Allez, montez là-haut…

Il s’en suivait une mélopée qui déployait des lo-lo-lo où la respiration de Céleste semblait ininterrompue. Un chant à souffle continu qui inventait l’ivresse des horizontales et sur lequel il plaçait d’une manière résolument aléatoire un motif récurrent qu’il avait forgé avec le temps.

Allez, mes bœufs, dormez,

Allez en paix,

La terre s’ouvre sous vos pieds.

Allez, mes bœufs, dormez,

La terre est semée,

Demain, elle sera récoltée.

Puis les lo-lo-lo reprenaient leurs escaliers et emportaient plus loin, comme un refrain, cette prière qu’il psalmodiait jusqu’au soir.

– Alors, Jean, comment s’est passée cette journée à l’école ?

– Bof ! Dis-moi, Céleste, pourquoi laboures-tu avec des bœufs alors que tout le monde travaille avec un tracteur. D’ailleurs, t’en avais un avant ?

– Oui j’ai eu un tracteur mais je l’ai revendu car il m’était impossible de chanter : il faisait plus de bruit que moi, tu comprends ? Maintenant, je suis tranquille. Je peux chanter et les bœufs aiment ça. Tu sais, quand la chanson s’installe sur le matin qui arrive, les bêtes peinent en labourant mais au bout d’une heure ça se met à tourner. S’il n’y a pas de vent, ça marche tout de suite surtout s’il y a de la rosée sur le sol, c’est comme un miroir. S’il fait un froid sec, c’est parfait, il faut simplement chauffer un peu la voix et tout part tout droit devant pour te revenir dans le dos deux secondes plus tard comme si on était plusieurs à labourer les uns à la suite des autres. Alors lorsque tout sonne dehors et en moi, les bœufs s’endorment et ils labourent sans se fatiguer.

– Mais comment fais-tu quand tu arrives au bout de la raie pour les faire tourner ?

– Je leur donne des ordres dans la chanson et ils tournent en dormant.

– Et comme ça jusqu’à la nuit ?

-Oui. J’arrête la chanson en la laissant retomber doucement et quand il n’y a plus un son je leur dis : « Oh là, mes mignons ! » et nous rentrons.

– Dis-moi… Pour la chanson, comment tu fais pour chanter toute la journée ? C’est quand même pas les bœufs qui t’endorment ?

– Ecoute bien:

Le matin je me lève

Je mange deux kilos d’air

Et le reste du temps, je chante à tous les vents !

Céleste poursuivit son labour et sa Grande. Quant à Jean, il reprit la ferme de son père, vendit très vite le tracteur pour acheter deux bœufs et le reste de son temps, il chanta à tous les vents.

A la mort de Céleste, Jean vendit les bœufs et acheta une houe avec laquelle il fit tous ses travaux des champs. Très vite, il s’aperçut qu’un gamin profitait de son temps libre pour l’observer et l’écouter. Mais il attendit qu’il l’interroge…

– Tu vois, J’ai vendu le tracteur pour pouvoir chanter sans être dérangé et j’ai vendu les bœufs pour pouvoir réfléchir tranquillement : ils allaient trop vite. Quant au chant, j’ai arrêté lorsque j’ai labouré tout seul car, vois-tu, en travaillant à la main, c’est la terre qui chante et pour l’entendre, il fallait que la Grande devienne silencieuse.

Puisque tu veux savoir comment je fais pour tenir toute la journée et tous les jours, de jour en jour :

Le matin je me lève

J’avale deux kilos d’air

Et le reste du temps, j’écoute la terre en attendant !

Jean poursuivit son labour et sa réflexion, quant au gamin, il reprit la ferme de son père en silence où…

Chaque matin, il se lève

Mange deux kilos d’air

Et le reste de son temps…