19-Les Passeurs – sur l’épaule de Ségurel

Pour sûr c’était bien fini. Jamais plus, il ne retrouverait le temps des bals comme il l’avait connu.

Après avoir longtemps attendu, il se résolut à l’acheter. Il avait choisi le plus robuste et le plus puissant pour que le son se rapproche de celui des instruments. Ce son, il l’avait là, dans la tête.
– Et avec ça … Vous avez des cassettes pour votre magnétophone ?
– Qu’est ce que vous me conseillez ?
– Cela dépend de vos goûts.
– Je voudrais de la musique à danser du « pays ».
– J’ai une cassette de Jean Ségurel que beaucoup de personnes d’ici m’achètent.
– C’est parfait.

De retour chez lui, il alluma l’appareil et se laissa envahir par la danse. Ce n’est qu’au bout de la première face de la cassette qu’il s’immobilisa, troublé et étonné que l’orchestre s’arrête sans le prévenir.

Très vite, une complicité quasi familière s’était installée entre le magnétophone et lui.
– Que fait-on ce soir, si on allait danser ?
Son appareil prit très vite le nom du musicien principal de son unique cassette. Et c’est ainsi que « Ségurel » fut celui qu’il attribua à sa machine à musique. Désormais, il lui parlait et lui faisait part de tous ses problèmes.
Ségurel déroulait, suivant les circonstances une polka, une valse, une scottish, une mazurka. La danse la plus efficace était la bourrée.
Avec le temps, il prit l’habitude de danser dès son lever et avant de se coucher. Il avait la sensation d’avoir virevolté toute la nuit et de s’être couché dans la danse.
Dès son réveil, assis sur le lit, il posait ses pieds nus contre le bord de la table qu’il poussait le plus loin possible. Après une petite tape sur l’épaule de Ségurel, l’orchestre ébrouait ses hauts parleurs et d’un bond, aussi léger que celui d’un chat évitant une flaque d’eau, il était sur les traces d’une chorégraphie laissée inachevée. Glissant entre table et lit, il se jetait contre son âme qui, inlassablement le devançait, encore et toujours plus légère.
Il dansait de telle sorte qu’il arrivait dès les premiers pas dans un monde où la danse se dilatait.
La pièce elle même s’ouvrait pour lui procurer une profondeur d’espace qui entrait en résonance avec ses gestes qui grandissaient au point d’en toucher les bords.
Comme à l’accoutumée la musique avait donné le pas. Il glissait au dessus du vide immense de sa vie. La danse l’emportait, la bourrée le secouait et dans le déséquilibre de son corps se dessinait des gestes semblant ne pas lui appartenir.

De cette minuscule pièce dans laquelle Ségurel laissait sa voix s’échapper, un homme avait trouvé la clef pour ouvrir les portes d’un monde dans lequel il se projetait pour trouver sa juste place. Il vivait protégé par l’immuabilité de son rituel.
Ce soir, comme d’habitude, il raconta sa journée à Ségurel qui, dans le silence, l’écouta.
– Mon pauvre ami, tout cela n’a pas d’importance. Je te fais part de tout ce qui se passe pour que tu saches que ma vie ne commence qu’avec toi et que c’est là, dans ta musique, que je suis heureux.
Qu’as tu prévu au menu, si ce n’est pas trop indiscret ou trop te demander ?
La petite tape sur l’épaule de Ségurel déclencha le mécanisme où une bande magnétique usée jusqu’à la transparence dévida en pleurant les syncopes d’une bourrée. Il se laissa tomber sur la rythmique à trois temps pour franchir les barrières de la démesure.

Décroché de la réalité, il poussa d’un geste le curseur du volume jusqu’à son maximum. Ses va et vient dans l’espace libéré par la table se firent de plus en plus rapides et perdirent toutes références à la danse. Se superposant aux coups portés au plancher et aux ornements, des cris sauvages déchirèrent l’air saturé d’harmoniques.
Dans un éclair où se mêlèrent frappés de pieds et « ahuc » suraigus, il se précipita vers la porte, l’ouvrit et se plaça au milieu de son jardin.

Là, il tournoya comme s’il avait voulu se planter dans sa terre, dressa les bras au ciel et s’effondra laissant Ségurel hurler jusqu’au bout de la face B de sa cassette.

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