26 – Les Passeurs – Le Joueur de Paille

Au fond d’un sac, penché sur le dernier carré de poireaux placé entre les choux et les herbes qui passent la tête à travers les mailles d’un grillage rouillé, un homme est là, fait de sphères entremêlées et superposées.
Depuis des heures, il accentue la forme d’un message posé sur le manche d’un outil qu’il abandonnera autour de sa brouette comme un soldat sorti trop tôt de sa tranchée.

Ayant laissé ma voiture plus bas, je remonte le chemin et m’approche de lui. Il me tourne le dos et ses gestes semblent réguliers. Tout en continuant son ouvrage et semblant se dédoubler, il me dit :
– Où vas-tu comme ça ?
Surpris par la vitesse du contact, je lui réponds énonçant les raisons de ma présence :
– Je cherche des joueurs de cabrette.
– Mon pauvre, tu arrives trop tard, ils sont tous morts… C’est moi le dernier.
Je ne saurai dire s’il s’est retourné et je me suis demandé si ce n’était pas moi qui avais fait la réponse.
Qui plus est, c’était la première et la seule personne que j’avais eu l’opportunité d’interroger de la journée.
J’étais encore déséquilibré par sa réponse quand il ma dit :
– Va à la maison, tu ne peux pas te tromper, c’est la dernière du village, sur le codèrc[1]… J’arrive.
Tel un automate, j’obéis en silence.
Lorsqu’il arriva, il posa sa brouette sous un appentis de fortune, où des milliers d’histoires étaient empilées ou suspendues. En quelques pas glissés sur le pavé découpé d’herbes débordantes, il poussa la porte, me fit asseoir en face de lui au bout de la table. Sa femme n’avait pas levé les yeux de son tricotage quand soudain son oeil gauche bondit par dessus le cadre de ses lunettes.
– Sers-nous un canon et va me chercher ma cabrette.
Avec la lenteur lassée et un silence de canines serrées, elle se leva, me regarda en me montrant distinctement son pistolet mitrailleur dissimulé sous son tablier et posa deux verres et une demi-bouteille de vin des coteaux du puy Mary. Puis cette dame d’environ zéro tonne cent roula sans faire geindre les lames du parquet jusqu’à la pièce qui servait de chambre et revint quelques minutes plus tard, après un bruit d’armoire, avec un plumier d’écolier pris en tenailles entre ses deux mains.
Elle posa sur la table la boîte noire dont les fleurs qui la décoraient avaient quasiment disparues et s’assit dans son fauteuil aux multiples coussins devant la fenêtre aux rideaux tirés.
Mon impatience était telle que je me demande encore si je n’ai pas failli ouvrir l’étui. Il fallut pourtant attendre que les verres soient remplis, puis vidés, puis remplis à nouveau avant que mon bonhomme de jardinier pousse le couvercle.
De cette petite boîte sortirent une clarinette de paille et tout le monde merveilleux des musiques de la vallée de la Maronne.
Durant des heures, il joua de sa cabrette enfantine où, à chacune de ses hésitations, tout en gardant une apparence de cire, sa femme donnait les premiers mots des phrases qu’il voulait prononcer.

Il ne fut plus possible de réentendre ce musicien, le fauteuil de sa femme ayant dû glisser de la fenêtre à la porte.






[1] Pacage communal

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