J’y arriverais

Lettre à ma femme Louis AragonJe m’appelle Louis Ragon et du fin fond de mon camp de travail, je transmets à ma femme ce que j’espère être le dernier souvenir de ma captivité.

Nous sommes aujourd’hui le 10 novembre 1918 et le temps est étonnamment clément ce qui implique que le photographe du camp ait réussi à nous tirer le portrait du moins à tous ceux qui en manifestaient l’intérêt et qui de surcroît avaient les moyens de se payer ce luxe compte tenu de nos conditions de détention.

 J’ai fait le choix d’envoyer à ma femme ce portrait pour qu’elle voit que je ne suis plus le même homme et qu’elle retrouvera, si je parviens à rentrer chez moi, un individu bien changé et surtout décharné comparativement au souvenir que j’ai dû lui laisser du temps d’avant mon départ pour cette guerre stupide.

Désormais, je suis devenu une autre personne où en moi l’avenir s’est troublée. Quant à mes ambitions, elles se sont fortement évanouies.

Par contre, la découverte du cinéma ma fait entrevoir un autre monde et je suis toujours stupéfait face aux films de Charlie Chaplin.

Je crois avoir trouvé en lui une partie de moi-même et depuis cette étrange rencontre, qui peut-être ne se serait jamais opérée sans cette satanée guerre, je rêve d’être comédien voire d’être son double.

Pour atteindre cet objectif, je m’entraîne et avec le peu de moyen et de liberté qui nous est offert sur place, je tente de lui ressembler au mieux. Ma tenue obligatoire me limite mais je crois, comme on peut le constater sur la photographie jointe, que je suis arrivé, par ma maigreur, ma moustache, mes guêtres et mon képi décalé sur le côté, à fabriquer cette ressemblance tant recherchée. Par contre, n’ayant pas de canne, je fus obligé de faire suivre une chaise qui en fit office, et depuis quelques mois, je parviens à la faire tourner sur elle-même au bout de ma main droite, lui donnant ainsi cette fonction qui au départ était loin d’être la sienne.

Voilà, en quelques mots, l’état de ma situation qui, dès ma libération prononcée, me permettra d’entamer une nouvelle vie, une vie d’artiste qui je l’espère comblera mes semblables et me procurera cette joie tant attendue.

Bien à vous,

 Dieu est encore trop petit pour agir sur le monde

André Ricros

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