Que la joie demeure

1 J’ai eu un beau vélo. Mais il était trop haut. J’ai dû attendre un an. Un an en attendant. J’ai dû attendre longtemps pour l’enjamber enfant. 2 Il était rouge et bleu. La couleur de mes yeux. Il avait une sonnette faisant peur à minette Il avait même des freins pour s’arrêter enfin. 3 C’était mon beau vélo mon vélo bien trop haut à la selle toute blanche passant au-dessus de mes hanches à la selle si belle si belle c’était bien elle. 4 J’avais de la lumière pour rouler dans la nuit. J’avais une pompe aussi Moi j’étais …

Les conscrits de Brassac-les-Mines (suite…)

Photographie du 3 juillet 1924, de J. Bonnefoy   …Tout en passant d’un visage à l’autre, tous ces visages me devenaient de plus en plus familiers, je me sens tout particulièrement attirée par celui de la jeune fille au troisième rang à gauche, en partant du bas. Cette jeune fille semble appartenir à un autre monde. Elle dépareille totalement du reste du groupe. On dirait même qu’elle porte un masque, celui d’un personnage de fiction dans un film muet des années 1930.  Évidemment, je ne néglige pas le sort très difficile des femmes et jeunes filles vivant dans les départements …

Les conscrits de Brassac-les-Mines

Photographie du 3 juillet 1924, de J. Bonnefoy   A la première rencontre avec cette photographie de Brassac-les-Mines du 3 juillet 1924, je suis restée là, dévisageant, zieutant tour à tour chaque personnage d’un œil lointain, étranger. Toutefois, en m’y attardant un peu, mon regard devenant de plus en plus curieux, plus fouineur, plus indiscret, je m’aperçois que J. Bonnefoy, l’auteur de cette photographie, a effectué cette prise de vue à l’occasion de la sortie du conseil de révision pour immortaliser cette journée, la présence des musiciens laisse préjuger d’une suite festive. Cette photographie éternise donc le rite de passage …

La Mer

Elles ont beau être quatre allongées dans l’herbe rase et coupante de toute plante battue par le vent du large, rien ne bouge. Cette journée de printemps encore froide est belle et le photographe fixe cet enchevêtrement de corps féminins enroulés dans leurs manteaux. Non, ce n’est pas lui avec son appareil qui capte les regards de ces femmes mais bien un autre individu qui, placé sur la droite de l’opérateur, attire l’intérêt de trois d’entre elles. Seule la plus banale des quatre semble être en phase avec l’objectif. La malice qui se dégage du sourire des autres doit lui …

L’enfant à la bouteille

Je suis dans un univers de femmes où les hommes présents sont piètres, l’un derrière ce front féminin, inconsistant ou l’autre avachi sur une chaise longue, trop sûr de lui pour avoir quelque tenue qui ne soit, si ce n’est flasque, ramolo et quasi décati : une misère d’homme. Moi, avec ma bouteille, je fais comme si de rien n’était, comme si je n’avais rien vu, rien compris de cette situation banale et ordinaire de mon existence où les femmes menaient tout. Et quand je dis tout, c’était tout. A ce propos, elles seules sont bien là, présentes, droites, affirmées, …

‘Magine

« – ‘magine, un mètre de neige dons la journée. Il y a longtemps qu’on n’a pas vu pareille descente d’édredon. – Pour monter veiller chez Mimi ce soir, faudra prendre la perceuse! – Oui, avec Léon, on n’aura pas de problème, il passera devant et on n’aura qu’à suivre en file indienne pour ne pas se mouiller. – Bon, je file avant de devenir glaçon … À ce soir. » La neige continuait de plumer ses oies et tout se préparait à la nuit, une nuit sans fin sous cette épaisseur de plume où la terre relâchait ses formes …

La pièce

La vigne lui donnait l’illusion d’être fixée à une tâche infinie qui de rangée en rangée l’emprisonnait et la conduisait au fond de ses ressources. Seule la nuit mettait un terme à cette folle perspective et reconduisait ses pas vers la seule lumière qui puisse lui redonner un peu d’espoir : sa maison. Là, telle un homme que tous ses gestes incarnaient, elle posait une carapace de terre qu’elle semblait accrocher à des clous plantés dans le revers de la porte et elle apparaissait de toute évidence dans son élégance dès qu’elle faisait un pas en direction de la lampe qui …

Urgence

Ce matin je suis parti, attiré davantage par la rivière que par la pêche elle-même. M’asseoir au bord de l’eau m’était devenu nécessaire, presque urgent, et il me fallait tout mettre en œuvre pour y aller le plus vite possible. Sur place, le temps de s’équiper crée toujours en moi une effervescence où tout me paraît trop long, générant une impatience démesurée et paradoxale puisque je suis exactement parvenu sur le lieu que j’avais prévu d’atteindre. En fait l’important est tout autre et bien plus simple : c’est d’être devant le cours de l’eau, prêt à abandonner le plaisir de …

Finette

Après avoir passé le temps du repas sous la table, je bougeais comme chaque jour dès que la main de mon maître m’apparaissait, tenant au bout de ses doigts la croûte de fromage qu’il m’offrait le soir en récompense de la journée passée à le suivre d’un bout à l’autre de la ferme. J’attendais ce moment avec impatience. Je lui prenais le bout de cantal de la pointe des dents sans le toucher et j’allais m’allonger, la tête posée sur mes deux pattes de devant au plus près de la cheminée. Là, couchée, je fermais les yeux, faisant semblant de …

Toutoune

Tous les soirs et tous les matins avant de partir à son travail et avant de se coucher, il libérait dans sa cuisine un espace de circulation « bourrétique » pour y tracer ses dernières trouvailles chorégraphiques. Des créations sans fin assujetties à un seul genre : la bourrée à trois temps. Après quarante ans d’exercices solitaires en préparation des bals à venir qui disparaissaient des pratiques sociales de ses congénères aussi vite que ses canines et ses prémolaires, il en vint à envisager une alternative à son isolement. « Toutoune », berger allemand féminin, qui assistait en paix à …