Prends tos solièrs

Voici une bien jolie bourrée, un peu méconnue, dont on a des traces dans nos archives sonores sur le département de la Haute-Loire et dans le Cézallier. Cela ne veut pas dire qu’elle n’existe pas ailleurs, bien évidemment, mais on ne peut pour l’instant qu’attester de sa dimension locale… Nos amis lecteurs de ce billet ont bien sûr le droit de nous faire mentir et d’en signaler d’autres versions !

Pour ce qui nous concerne aujourd’hui, en voici quatre, recueillies auprès de trois interprètes. La première est celle jouée au violon par Léon Mazière, enregistré à Terret (vers Blesle) en août 1973 par Jean-François Dutertre, Yvon Baly et Emmanuel Lazinier :

On entend au premier abord les hésitations du violoneux, qui ne perd pas pour autant la cadence. Avant de jouer, il signale aux collecteurs que « ses doigts ont oublié le morceau »… Il s’en sort plutôt bien ! Oublions ces petits accrochages, concentrons-nous sur la musique et sur sa façon de jouer.

Il nous a semblé nécessaire de rajouter une portée dédiée aux variations. Léon Mazière est un bon musicien et a plusieurs façons différentes de jouer le même motif. Les changements ne sont pas marquants : ils se portent principalement sur l’ornementation et les notes de passage. L’ossature mélodique ne varie pas du tout, mais ces micro-variations suffisent à insuffler de la vie et de la spontanéité à son interprétation.

À la deuxième mesure le la première partie, une double-corde devient un mordant. Celui de la troisième mesure se déplace d’une note et vient se poser sur le temps fort de la quatrième mesure, qui garde en même temps sa double-corde. Les mesures 1,2 et 5 de la deuxième partie sont sujet à développement avec rajout de notes et modification certaines hauteurs.

Léon Mazière (coll. Eric Roux)

Le reste ne varie pas, mais l’organisation spatiale et temporelle (ou pour parler plus simplement, les uns par rapport aux autres) des motifs rythmiques va dans le sens des variations mélodiques : pas une seule mesure est rythmiquement pareille que la suivante, dans tout le morceau. La seconde partie va encore plus loin, puisque, prises une sur deux, les mesures présentent également des motifs rythmiques différents.

La première partie fait alterner le motif de base en trois croches, avec un motif développé (deux doubles et deux croches) et un motif non développé (croche, noire). Les deux mesures en trois croches se distinguent d’une part par la mélodie qui est différente, mais aussi par le placement des ornements.

Tout est fait pour que rien ne se ressemble, malgré la reprise répétée de la tourne !

Léon Mazière, photographié par John Wright

Mais ce n’est pas tout ! Léon Mazière va plus loin ! Il a la particularité d’avoir une version chantée de chaque morceau qu’il joue. Ecoutons-le :

Pas de doute possible, on reconnaît très bien le morceau. La comparaison des notations de ces deux versions est intéressante :

chant :

violon :

La partition chantée nous renseigne sur ce que le musicien a véritablement dans la tête. Là aussi, pas de différences marquantes. Pourtant, on note la disparition des ornements au chant, ainsi que des variations. Lorsqu’il chante, la mélodie et le rythme ne bougent pas. Ce sont les paroles qui changent. Cela montre l’espace de liberté que le musicien octroie à son instrument, et l’autorisation qu’il se donne de se balader à partir de son modèle mélodique mental, comme si le violon voulait à sa façon s’exprimer différemment sur plusieurs couplets.

Ne nous arrêtons pas en si bon chemin, et allons chercher dans une troisième version d’autres éléments permettant de varier cette mélodie. Remontons la D20 en direction d’Espalem, prenons la D588, la D912 puis la D586 pour atterrir à Saint-Ilpize.

Léon Mazière serait originaire de Saint-Just-près-Brioude, juste à côté. Il n’est donc pas tout-à-fait surprenant que Jean Jouve, enregistré à Saint-Ilpize par Catherine Perrier, John Wright et Emmanuel Lazinier en 1971, joue également ce morceau :

Le style est différent. Jean Jouve semble faire porter la cadence sur l’articulation des notes (plus courtes et piquées que celles de Mazière).

On voit que les motifs rythmiques sont plus simples et que la mélodie ne présente pas de variation notable. La variation se joue dans l’articulation (alternance de notes allongées et piquées) et dans le changement de ton. Le passage de sol à ré joue un véritable rôle narratif.

Jean Jouve, détails d’une noce (coll. Eric Roux)

Jean Jouve joue trois fois en sol, deux fois en ré, et une fois en sol. Il a tendance à piquer les croches et à allonger les doubles cordes, si bien qu’on entend parfois l’accompagnement (la corde doublée) plus fort que la note.

Les doubles cordes sont plus nombreuses en sol qu’en ré, et proposent sur la première partie en sol une découpe syncopée tous les deux temps, ce qui n’apparaît pas en ré.

Pourtant, les doubles-cordes sont réparties de la même façon :

  • en début et fin de motif, sur la « tonique » (sol ou ré), avec la corde grave,
  • à l’intérieur des motifs, sur la corde médium.

Par rapport à la version de Léon Mazière, nous pouvons noter ici l’absence quasi totale d’ornements comme les petites notes ou les mordants, mais l’utilisation plus systématique de la double-corde. Par ailleurs, les deux mélodies diffèrent : d’une seule note dans la première partie, et plus fortement dans la deuxième. Léon Mazière monte à la sixte, alors que Jean Jouve redescend. Cela ne gêne en rien l’identification du morceau. L’ambitus plus resserré de Jean Jouve présente une ambiance différente du développement mélodique de Léon Mazière.

Jean Jouve, lors d’un mariage, détail (coll. Eric Roux)

Une quatrième version, chantée également, a été enregistrée par Jean-Claude Rieu en novembre 1994 auprès de Simone Fauret, dont la famille est originaire d’Anzat-le-Luguet et alentours. Entre Anzat, qui se situe dans le Puy-de-Dôme et la région de Blesle en Haute-Loire, il n’y a pas long à vol d’oiseau, ce qui convient particulièrement à notre répertoire migrateur !

À la première écoute, on est frappé de la ressemblance, presque à l’identique, que ce soit dans la mélodie ou dans les paroles, entre cette version et celle de Léon Mazières. La partition suivante, établie par Jean-Claude Rieu et sur laquelle j’ai rajouté les paroles, nous donne quelques renseignements :

L’inversion des couplets tient du fait que Mme Fauret, s’est souvenu du second couplet avant le premier. Elle se corrige elle-même dans l’enregistrement. Sur la première partie, la troisième croche de la troisième mesure anticipe la croche suivante, et, au lieu de mi ré, on a ici ré, ré. Cette micro-variation n’est pas fondamentale dans la mesure où elle n’affecte pas la structure du morceau, mais elle indique clairement la souplesse potentielle de la mélodie. Ce phénomène d’anticipation, d’amener une note par la précédente à l’identique est un phénomène courant dans la tradition orale.

Simone Fauret, cl. J.C. Rieu (coll. Rieu)

Pour la seconde partie, on retrouve la montée à la sixte pour la reprise (mesure 16) avec l’anticipation dont nous venons de parler, mais sur la fin des phrases les changements sont plus marqués : on retrouve les motifs de la version de Jean Jouve, un degré au-dessus, ce qui permet de retrouver la note de fin par un mouvement conjoint (alors que Jean Jouve passe par la quarte en dessous). Les notes ne sont pas les mêmes, mais le motif mélodique les organisent de la même façon et elle jouent le même rôle. Les notes ne sont pertinentes que dans un mouvement mélodique donné qui leur assigne une fonction.

La fonction ne changeant pas, l’oreille perçoit l’ossature organique de la mélodie, telle ou telle note effective devenant un point de détail, une variation possible.

Amis, chanteuses, chanteurs, musiciennes ou musiciens, avec tout ce que vous avez là, je crois que vous pouvez tout-à-fait à votre tour apporter un peu de votre manière à ce morceau, ce que, je l’avoue, j’ai hâte d’entendre !

Eric Desgrugillers

Pour aller plus loin :

  • écoutez Léon Mazière en ligne, ici et
  • écoutez Jean Jouve en ligne, ici
  • écoutez Simone Fauret, c’est là

2 Comments

  1. RIEU

    Bonjour Eric,
    Cette bourrée m’est familière puisque je l’ai collectée auprès de Mme Fauret en 1994 et nous la jouons avec Francine et « Torna li ». J’avais fait un recueil de 20 morceaux avec partitions et paroles dont j’ai donné un des rares exemplaires à l’AMTA, remis en mains propres à José qui l’a posé sur les étagères derrière son bureau de travail !!! Il doit être rangé quelque part ? Bonne enquête.
    Bien amicalement.
    Jean Claude

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